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et un pillao, préparé par lui, réunissent en un même festin les visiteurs et les chefs de famille.

Mardi 4 novembre. — Le matin, il ne m’est pas possible de partir aussi facilement que je l’aurais voulu. Car, bien avant le jour, le groupe des notables guettait patiemment mon réveil. Depuis six heures jusqu’à neuf heures et demie, moment où je parviens enfin à prendre congé de mes hôtes, je dois subir un interrogatoire en règle et des palabres sans fin. Tous ces braves gens sont vraiment de si bonne foi et paraissent si enchantés de me voir que je n’ai pas le courage de les envoyer promener une fois pour toutes. Il me faut d’abord écouter patiemment une longue harangue du doyen de la bande, un vieux Kirghiz horriblement crasseux et borgne, qui dissimule coquettement son infirmité sous une paire d’énormes besicles rondes, de fabrication chinoise, dont il paraît très fier. Puis je suis forcé de donner une consultation médicale à la femme du chef de l’aoul, qui m’expose longuement et sans la moindre réserve ses souffrances les plus intimes. Je dois ensuite assister au défilé des élégans de l’endroit qui viennent me voir et se faire voir, car — qui l’aurait cru ? — ces Kirghiz si malpropres, enduits de suif et vêtus de peaux de mouton auxquelles nos chiffonniers craindraient de toucher, sont en même temps très recherchés, à leur manière, dans leur ajustement. Un des signes les plus apparens de cet état d’esprit est que ces sauvages hirsutes portent avec soin, suspendu à leur ceinture, tout un attirail de toilette, composé d’engins variés et barbares, dont les gens de Nagra-Tchaldi me firent complaisamment l’étalage. Ne voulant pas paraître trop peu civilisé à leurs yeux, j’ai l’imprudence d’exhiber à mon tour mon nécessaire de voyage, réduit pourtant à sa plus simple expression, car il est contenu dans une des sacoches de ma selle. Cette vue provoque chez mes interlocuteurs un violent enthousiasme. Le chef de l’aoul lui-même vient de m’enseigner, en opérant sur la personne de l’un de ses administrés les plus élégans, qui s’est complaisamment prêté à cette démonstration, comment on arrive, à l’aide de l’une des lames affilées et informes qui leur servent de rasoirs, fragmens de vieux couteaux ou de vieux sabres emmanchés dans des cornes d’animaux ou des morceaux d’os, à se couper la moustache à la dernière mode de Nagra-Tchaldi. Je riposte en lui montrant une paire de ciseaux, instrument dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Aussitôt l’un des assistans s’en empare et tous les notables,