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Il n’en faut pas davantage pour déchaîner toutes sortes de rumeurs. Le bruit se répand que Decazes va revenir aux affaires et que le roi s’est décidé à lui confier de nouveau le pouvoir. Ses amis exultent ; ses ennemis sont terrifiés. Ils en reviennent à le redouter et se taisent. Clausel de Coussergues « n’ose reproduire son infamie. » Monsieur, qui le reçoit à peine poliment, est inquiet et s’efforce d’exciter les susceptibilités des ministres ; ceux-ci, bien qu’ils sachent qu’ils n’ont rien à craindre de leur ancien collègue, sont pressés de le voir partir ; Richelieu et Pasquier, avec qui il confère tous les jours et de qui il reçoit ses instructions en vue de son ambassade, sont avertis qu’il partira pour Londres le 10 juillet et respectent la volonté de Louis XVIII qui, d’accord avec lui, a fixé cette date.

Pendant ce temps, Decazes est l’objet de sollicitations pressantes. On le supplie de se mettre à la tête de l’opposition libérale. En renonçant à quitter Paris, en y restant et en exerçant sa fonction de pair de France, il peut redevenir tout-puissant. L’occasion est unique pour lui. S’il la laisse échapper, elle ne se représentera pas. Déserter en un tel moment, c’est se condamner à ne revenir jamais aux affaires, car la santé du roi ne permet pas d’espérer qu’il vivra longtemps encore, et après lui, il n’y aura plus de chances pour une politique modérée si, dès ce moment, Decazes ne lève résolument son drapeau. Il est convaincu de la vérité de ces avertissemens. Mais les bienfaits du prince ont enchaîné son ambition. Il ne songe qu’à obéir. Il ferme les oreilles et les yeux aux perspectives qui s’offrent à lui.

Bientôt, ses desseins sont connus. Les manifestations les plus flatteuses redoublent autour de sa personne. Royer-Collard, entre autres, lui écrit : « Pendant que je garde la chambre, mon cher duc, je commence à craindre que vous ne m’échappiez. Il ne sera pas dit et il ne serait pas cru que j’ai pu vous embrasser et que j’y ai manqué, quoique empaqueté par la moitié du visage. Soyez donc assez bon pour me dire si je puis vous voir un de ces jours de midi à six heures, car ce sont là, pour moi, les limites de la journée. Toujours bonne et vieille et tendre amitié. »

Quelles offres, quelles invitations ne cachent pas de tels témoignages d’attachement ? Mais Decazes ne veut rien comprendre ni rien entendre, et le 11 juillet, il se met en route après avoir pris congé du roi. On lit dans les cahiers de la duchesse : « Nous ne passâmes que quelques jours à Paris avant de partir pour Londres.