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en leur conseillant de ne les point braver. « L’art, disait-il, se perdrait dans le vague et dans l’insaisissable, le jour où il aurait la prétention d’être infini dans ses formes comme il l’est dans ses conceptions. » Poètes ou musiciens, amoureux de la mélodie et du rythme, les Grecs ont toujours pensé ainsi.


IV

C’est par le rythme, c’est en lui que se consommait l’union de la musique avec la poésie et avec la danse. Et cette union fut plus constante et plus étroite alors qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Entre la poésie et la musique, il est certain que l’ordre antique ne s’est pas seulement altéré, mais renversé. « Chez nous, écrit M. Gevaert, la musique absorbe en grande partie l’intérêt littéraire de la composition. Il en était tout différemment chez les anciens. Pour eux, le contenu poétique du morceau a une prépondérance marquée sur la mélodie et l’harmonie. A parler avec Aristote, la musique n’est qu’un assaisonnement de la poésie. » Et Pratinas de Phlionte, l’un des fondateurs de la scène athénienne, avait dit : « La voix a été instituée reine par les Piérides. » La voix, et par conséquent la parole. Même en musique, il est vrai qu’au commencement était le Verbe, et durant toute l’antiquité le Verbe a été Dieu. Quelques notes de lyre ou de flûte, voilà les premières gouttes, très pures, mais très rares, de ce que, vingt siècles plus tard, Wagner devait appeler le torrent de la symphonie. On peut dire de la musique instrumentale qu’elle est un mode ou un monde de l’âme, que les Grecs ont à peine connu.

Mais la musique chantée elle-même avait avec la poésie une relation que le génie moderne a radicalement intervertie. Si, comme l’a dit le vieux poète, la voix — entendez la parole ou la poésie — était reine, c’est qu’une grande partie, la plus grande partie de la musique antique, le rythme, était, nous l’avons vu, contenu dans la parole même. Supposons que la musique d’un vers moderne vienne à périr, la poésie n’en sauvera rien. Du premier vers de la Marseillaise : Allons enfans de la patrie ! pas le moindre élément musical ne survivra. Au contraire, dans le texte seul du fameux vers de Tyrtée : Ἄγετ' ὦ Σπάρτας ἔνοπλοι ! quelque chose de la musique, le rythme, s’est conservé, et l’on sait que, par une rencontre frappante, ce rythme est justement celui de la Marseillaise. Ainsi les Grecs ne mettaient pas, à