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proprement parler, leur poésie en musique ; mais, au contraire, ils dégageaient en quelque sorte la musique d’une poésie où elle était enfermée et latente, d’une poésie qui, beaucoup plus que la nôtre, était déjà de la musique.

La matière même de cette musique n’était guère plus considérable que celle de la poésie. La musique alors était à peine plus de bruit, plus de son que la parole. Voilà le rapport ou la proportion que la musique a rompue en se développant, et son histoire à travers les siècles n’est que l’histoire de cette rupture. Tandis que la parole demeurait à peu près semblable et égale à elle-même, la musique n’a cessé d’accroître et de varier ses ressources. Elle s’est constituée en un système de plus en plus ingénieux et fort. L’évolution musicale a pu, comme toute autre, subir certaines régressions passagères ; en somme, elle s’est faite et se poursuit encore aujourd’hui dans le sens que nous indiquons. Comme la mélodie antique, avec laquelle il a des analogies, le plain-chant fut non seulement l’allié, mais le serviteur de la poésie ou de la parole. Autant que la musique grecque, et même encore davantage, le plain-chant, n’étant jamais accompagné, représente un minimum de musique au-dessous duquel on ne peut imaginer que la parole toute nue. Mais, avec le temps, la musique pure prend conscience d’elle-même et s’organise. « On s’aperçoit que les parties de certaines mélodies peuvent se servir mutuellement d’accompagnement, et on crée le canon. On découvre que certaines mélodies peuvent être associées note contre note, à la condition d’observer certains rapports acceptables pour l’oreille et réalisables par les voix, et le contrepoint est fondé. On pousse jusqu’à la puérilité, jusqu’à la folie, le jeu des combinaisons sonores, Marpurg, dans son traité de fugue et de contrepoint, cite des compositions à vingt-quatre chœurs de quatre-vingt-dix voix. Albertini, dans un gros in-folio (Canoni musicali, Rome, 1645), s’est attaché à montrer que tel canon était susceptible de deux mille solutions[1]. » C’est la polyphonie vocale du moyen âge, la revanche ou la vengeance de la musique pure, qui n’était rien ou peu de chose, et qui veut tout devenir ; c’est l’abaissement, l’esclavage même de la parole ou de la poésie, dont on peut vraiment dire alors qu’elle est « mise en musique ; » au centre, au fond de la musique, où elle est ensevelie et étouffée.

  1. M. J. Combarieu. (Documens à l’appui de son ouvrage, les Rapports de la Musique et de la Poésie, Paris, Alcan. 1894. )