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Mais, pour le moment, je ne saurais entrer ici, bien entendu, dans l’examen, même sommaire, des opinions philosophiques du révolutionnaire Machrab, quelque curieuses qu’elles puissent être. Je me bornerai à relater la conversation que j’eus ce soir-là avec le chef de l’aoul. Les renseignemens qu’il me donna furent d’ailleurs tout à fait conformes à ceux qui m’ont été fournis plus tard par le manuscrit dont il s’agit, bien que ces derniers soient plus détaillés. Il y a donc des raisons pour les supposer exacts. C’est pourquoi je les répète ici textuellement.

La conversation fut laborieuse : elle exigea, comme la plupart de mes conférences de longue haleine avec les indigènes sur des sujets sérieux, l’entremise de l’un de mes hommes. Toutefois je dois avouer que je m’abstins de faire traduire in extenso à mon interlocuteur mes propres réflexions, qui eussent été de peu d’intérêt pour lui.

« Machrab, me dit le chef de l’aoul, fut un puits de science et de sainteté. La date exacte de sa naissance est incertaine. Il naquit à Namangân, ville du Ferganah, d’une famille distinguée ou présumée telle.

— Bon, lorsque l’on dit cela d’un prophète, nous savons ce que cela signifie. Admettons tout de suite qu’il était le fils d’un porteur d’eau, et passons. Voici déjà l’hypothèse de l’origine royale écartée.

— Dieu créa son âme depuis le commencement des temps…

— Ceci est banal et lui est commun avec bien des gens, illustres ou obscurs. D’ailleurs, cette assertion manque de preuves et d’autorité.

—… Et donna à celle-ci pour nourriture l’amour.

— Ah ! voici qui est moins banal et établit un lien peut-être intéressant entre Machrab et le Bouddha, ainsi qu’avec d’autres réformateurs religieux qui ont prêché une morale de charité. Voyons la suite.

— Sa mère, étant enceinte de lui, alla chez un épicier…

— Chez un épicier ! quelle prose ! Que ceci est vulgaire et peu ingénieux !

Je crois avoir mal compris et je fais répéter deux fois. Non, je ne me trompe pas. C’est bien chez un épicier. Mon hôte me le confirme, et d’ailleurs le manuscrit le dit aussi. Après tout, cela s’explique. On voit bien que l’on est ici dans le voisinage du Ferganah, ce pays qui n’est qu’un grand jardin, et où la