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d’avoir proclamé la liberté, il est mieux encore de ne pas croire avoir tout fait aussitôt qu’on l’a proclamée.

Ce n’est pas assez de dire : Je donne ; il faut donner, et ne pas reprendre, et ne pas souffrir qu’il soit repris. De là (observons-le incidemment) l’utilité, dans une démocratie, la nécessité d’avoir une constitution qui soit autre chose qu’un emmanchement boiteux et hasardeux des pouvoirs publics, qu’un démarquage de tous les systèmes ou une cote mal taillée entre tous les régimes ; la nécessité d’avoir une constitution qui soit, vis-à-vis de l’État et de ses trois pouvoirs et au besoin contre eux, la charte des citoyens, et qui le soit en termes clairs, formels et juridiques. Oh ! je sais que nous avons « les Immortels principes » et « la Déclaration des droits de l’homme ; » bien plus, trois Déclarations au moins des droits de l’homme, 1791, 1793 et 1795 ! Mais c’est comme si nous n’avions rien, et, au total, les ayant toutes trois, nous n’avons rien. Les Anglais, les Américains ont des droits, nous n’avons, nous, que des déclarations de droits ; ils ont une substance, nous avons du vent ; ils ont le fait, nous avons des phrases. Or, ces grandes phrases et ces grands mots, sesquipedalia verba, ces mots gonflés comme des outres, ces phrases si générales qu’elles sont universelles, si largement, si indéfiniment humaines qu’elles ne stipulent plus particulièrement pour personne en aucun temps ni dans aucun pays, et que, voulant atteindre l’homme, elles passent au-dessus des hommes : tout cela, toute cette rhétorique, toute cette musique, tout cet air artistement travaillé, un publiciste éminent, qui n’était pas Français, a écrit que l’esprit politique des Français en avait été troublé, étourdi, obnubilé[1]. Ce qui paraît sûr, c’est que, nul peuple au monde, ou, pour ne point exagérer, que chez nul peuple au monde, le citoyen n’a à un moindre degré la conscience de ses droits, et, gravant sur toutes les murailles consacrées le nom de la liberté, n’a moins le sens, et presque n’a moins le besoin de la liberté. Eh bien ! chez ce peuple, la démocratie étant désormais son lot, il faut que le citoyen apprenne à se défendre contre le gouvernement, contre le législateur, contre le juge, contre les trois pouvoirs de l’État ; il faut qu’il en ait un moyen légal, constitutionnel.

Que de fois on nous a conseillé d’imiter les Anglo-Saxons ! Cette fois le conseil est bon : imitons-les donc en ce point. Vous

  1. Il a même dit « abêti. » — Sir Henry Maine, Le Gouvernement populaire.