Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nom : on avait commencé par les exclure. Mais, pour compléter leur œuvre, par des réquisitoires, il y avait là Nicolo Lioni, ami de Michèle Sténo, et Giovanni Gradenigo. La question posée aurait été ainsi conçue : « Après les choses dites et lues, êtes-vous d’accord de procéder envers Ser Marino Falier, doge, pour sa tentative de trahison contre l’État de la commune de Venise ? » Les juges à voix délibérative, au nombre de quatorze, — un des six conseillers ducaux étant malade, un des dix étant éliminé, — se prononcèrent à l’unanimité pour la décapitation. La journée avait suffi au jugement ; et il allait être suivi d’exécution avant le soir. Quelqu’un, — qu’on va savoir, — vint, paraît-il, en une démarche isolée, avertir Marino Falier qui attendait, gardant au front sa barrette ducale, sur la fine coiffe de lin, ainsi qu’en avaient dans Athènes les conservateurs des lois. La scène suivante, que nous traduirons aussi près que possible de son vieux style vénitien, évoque aux yeux, éloquemment, le plus tragique des tête-à-tête, entre deux septuagénaires chez qui l’âge achevait d’effacer le sexe, sur leurs faces imberbes à la mode du temps. En ce qu’elles dessinent ainsi presque d’extra-humain, ces deux figures ambiguës viennent, comme des allégories, personnifier toute la morale de cette histoire :

« Messer Zuan (Giovanni) Gradenigo, qu’après on fit doge, fut celui qui, par licence des chefs des Dix, alla au doge et le trouva errant dans une salle de l’habitation. Et, premièrement, lui dit : « Donnez cette barrette. » Et, avec ses mains, prit ladite, à lui ne soupçonnant pas la peine de mort. Et redit : « Votre sentence est qu’à la fin d’une heure vous soit coupée la tête. » Entendant quoi, tomba en angoisse et ne fut plus en état de rien. »


Paul Hervieu.