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ligne de tirailleurs déployés, en commandant le dernier feu de salve de la journée, après avoir combattu tout le jour. S’était-il démilitarisé, celui-là ?

Ses compagnons l’ont enseveli dans un grand drapeau tricolore sous les plis duquel il dort là-bas, sur la frontière de Chine. J’ai revu sa tombe quelques mois après, parmi des rizières mûres, auprès d’un marché ressuscité, dans ce coin de terre que, depuis vingt ans de piraterie, toute vie avait quitté.

Il n’était pas mort pour rien. Et c’est la grandeur de la guerre coloniale ainsi comprise, c’est qu’elle seule fait de la vie.

Et si des humbles je passe à ceux qui sont déjà, tout vivans, entrés dans la légende, était-il démilitarisé par trois années de brousse le jeune chef qui, de l’Oubanghi au haut Nil, obtenait de ses officiers, de sa troupe, les prodiges d’énergie presque surhumaine que chacun sait ? Avait-il, loin du contact des écoles, perdu un atome de sa prudence, de son jugement, l’homme qui savait dire au sirdar égyptien les paroles mesurées et fermes dont notre patriotisme vibre encore ?


Il y a dix ans, descendant le bas Danube jusqu’à son embouchure, je rencontrai à Soulina sir Charles Hartley, le grand ingénieur qu’en 1856 la commission de navigation du Danube avait appelé, tout jeune, à rendre à la navigation le grand fleuve qui depuis l’origine des temps se perdait dans les marais. Il s’était d’abord installé dans un abri de pêcheurs sur pilotis ; toute sa vie, lutte de trente années contre la fièvre, contre les obstacles, contre la nature, avait été vouée à cette grande œuvre et maintenant, à cette même place où il n’y avait jadis que quelques huttes misérables, il y avait une ville et un port, et les plus grands bateaux suivaient ce bras du fleuve que franchissaient seules autrefois des barques de faible tonnage, et je regardais, — avec quelle émotion ! — cet homme, vieillard aujourd’hui, qui pouvait s’endormir sa bonne tâche accomplie, après avoir appelé à la vie ce grand fleuve inutilisé depuis l’origine du monde, l’avoir délié pour ainsi dire, — et il me semblait qu’il ne pouvait y avoir de vie plus noblement remplie.

Je ne pensais guère alors que, plus tard, je verrais, vivant du leur vie, des chefs coloniaux pétrir de leurs mains créatrices des terres en friche pour en faire des rizières, des vallées endormies pour en faire des artères de vie, donner le coup de baguette qui