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C’était un étrange garçon : maigre, l’air famélique sous sa redingote étranglée, il portait sur sa figure la grimace de l’éblouissement. On eût dit qu’il sortait toujours d’un lieu sombre et que tous ses traits offusqués se contractaient au choc du soleil. Igarashi n’avait jamais quitté le Japon et ne parlait que sa langue natale ; mais, dès sa plus tendre jeunesse, il s’était brûlé à la chandelle de la politique, et la folie qui s’empara jadis des contemporains de la Restauration le possédait encore. Médiocrement instruit, mené par les gestes d’ombre que les idées en passant projettent sur les murs, il fut dévoré du besoin de combattre n’importe où et pour n’importe qui. Il n’a d’autre ambition que de haranguer les foules, et ne soupire après d’autre honneur que de se voir imprimé dans les gazettes. Son désintéressement passe la vraisemblance : loin de solliciter des places, il s’emploie de ses propres écus au triomphe de son cher candidat. M. Kumé le paie trente yens au mois ; Igarashi en dépense le double et le triple, moins encore par dévouement à l’homme que par amour de l’art. Il s’attacha naguère à un des anciens députés de Mayebashi, et les gens y gardent le souvenir de ce politicien endiablé qui, monté sur un cheval blanc, battait la campagne et relançait les électeurs. L’Amérique et la France lui paraissent de loin des terres privilégiées où les citoyens pérorent et votent du matin au soir. Nos orateurs lui sont familiers : il a lu des bribes de leurs discours traduits en japonais. Mais surtout il collectionne les journaux qui publient leurs portraits et reproduisent leur pantomime. Leurs attitudes tribunitiennes, leurs bras étendus, leur tête rejetée en arrière, leur main frémissante et crispée sur le cœur le poursuivent jusque devant les miroirs. Il étudie son Gambetta, il le tient, il l’a dans les muscles et dans l’œil. Sincère, brouillon, affairé, mouche retentissante du coche électoral, prodigue de sa personne et de son patrimoine, ce brave néophyte, dont la réverbération lointaine des foyers d’Europe a échauffé la cervelle, vagabonde à travers la politique avec des gestes de poète et une âme d’enfant. Sa modestie l’écarté des premiers rôles ; mais quel bonheur pour lui de verser son argent et sa parole dans le moule d’où sortira un Député ! Encore deux ou trois dissolutions, l’héritage de son père fondu et volatilisé, Igarashi n’aura d’autre ressource que d’aller au Parlement et d’y contempler sa dernière œuvre, comme ces fidèles ruinés d’aumônes qui, parmi les Bouddhas alignés, regardent avec amour la statuette que leurs