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cruchons un peu plus grands que nos anciens huiliers. Et le jeune Takéuchi m’interrogea :

— Combien pouvez-vous boire de coupes ?

— Ma foi, je n’ai jamais compté.

— Moi, dit-il, je puis aller jusqu’à cinquante.

— Joli chiffre !

— Hé ! soupira-t-il, j’en ai rudement bu la nuit dernière, à Tokyo ! Nous étions au Yoshiwara. Mais, je n’ai fait qu’y boire, car ma religion me défend de tromper ma femme. » Et il ébaucha en riant un signe de croix : « Vous reconnaissez ? » dit-il avec un clignement d’yeux.

— Êtes-vous donc catholique ?

— Hé ! répondit-il, je suis orthodoxe. Un pope est venu, qui m’a converti à la religion russe.

Là-dessus notre servante nous apporta dans des soucoupes du poisson, des légumes salés, une tranche d’omelette épaisse, et dans un bol de laque une soupe dont le couvercle mal joint laissait monter l’odeur appétissante. Et tranquillement, accroupis devant nos tables, dans la clarté laiteuse d’une haute lampe au globe de papier, nous picorions de nos baguettes en bois blanc sur l’omelette, les légumes et le poisson.

— Je voudrais bien savoir, repris-je, ce qui décida votre conversion.

— Hé ! répondit-il avec cette vivacité qui le distinguait des autres Japonais, le pope m’a prouvé qu’il ne pouvait y avoir qu’un Dieu et cela m’a paru si beau que je n’en ai pas demandé davantage.

— Puisque votre Dieu est le nôtre, n’aimez-vous pas les étrangers ?

— Je n’ai de sympathie ni pour les Anglais ni pour les Allemands, mais autrefois j’aimais les Français.

— Autrefois, dites-vous ? Et maintenant ?

Il reposa sur sa table la coupe de saké qu’il portait à ses lèvres et gentiment : « Les Français, fit-il, sont comme nous, chevaleresques, polis, capricieux et vifs : voilà pourquoi nous les aimions, et nous croyions qu’ils nous aimaient aussi. Mais depuis que vous vous êtes ligués avec la Russie et l’Allemagne pour nous arracher ce que nous avions gagné dans notre guerre de Chine, nous ne vous portons plus la même amitié. Quelle raison aviez-vous de nous causer de la peine ? »