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Quand mes compagnons m’eurent quitté pour aller rejoindre M. Kumé, elle enleva rapidement les tables du festin ; on déroula sur les tatamis un matelas et deux futons, — lourdes chapes de soie chaudement doublées, qui tiennent lieu de draps et de couvertures, — et j’eus pour poser ma tête un oreiller de caoutchouc gonflé pas plus grand qu’un manchon. Et la servante, après avoir clos soigneusement les shogis aux vitres de papier revint s’accroupir près du lit, les mains pendantes et les yeux baissés. Je me glissai sous les futons. Alors, elle me borda, assujettit mon oreiller, inspecta la chambre, baissa la mèche de la lampe, se prosterna vers mon chevet, fit glisser la porte sur ses rainures, franchit le seuil, se remit à genoux pour la fermer et disparut. J’entendis autour de moi le bruit d’autres shogis, des pas étouffés par les nattes, des rires, des éclats de voix, des battemens de mains, des craquemens de planches, le trictrac des getas qui s’éloignaient ou se rapprochaient sur les galets du jardin et le fracas de tonnerre dont s’enveloppe une maison japonaise quand on la claquemure de ses grands volets de bois.

Cette nuit-là, par trois fois, la troupe de Nojô repoussa les assauts des soshis adverses. Telle fut la nouvelle que Mikata m’apprit le lendemain matin sur la galerie véranda où nous achevions notre toilette.

Quelques minutes plus tard, un effet de comique irrésistible nie saisit, lorsque j’entrai au salon de M. Kumé. Député, électeurs, ils étaient là, tous, à la place et dans la posture où je les avais quittés la veille. Ni leurs coussins ne s’étaient rapprochés, ni leurs altitudes n’avaient gauchi. Mais Takéuchi l’Ancien parla et sa voix sortait d’une profondeur terriblement caverneuse et se frayait un passage difficile à travers les embarras de son gosier. Takéuchi le jeune montrait des yeux battus, et le nœud du mouchoir qu’il portait au cou, avait, comme le soleil, décrit une demi-révolution et atteint le milieu de sa nuque. Les notables de la ville penchaient la tête avec un respect aggravé d’insomnie, et M. Kumé, ce Bouddha cordial, fermait les paupières aux douces lueurs du matin. Seul, près du shogi entr’ouvert, Nojô, toujours frais et charmant, tapotait sa main gauche de son léger éventail.

— Ne s’est-on point couché ? demandai-je à Mikata.

— Oh si ! seulement ils ont trop bu de saké : voilà ! On a