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séparée. L’action ne commence pas : elle est commencée. De même, c’est tout à coup, sur un accord dissonant, par un éclat inattendu et pour ainsi dire oblique, que la voix de la prêtresse entre dans la fulgurante symphonie. Orphée n’offre rien, ou presque rien d’analogue à ce début, qui dut paraître autrefois sans exemple, et nous étonne encore aujourd’hui. Pendant le second acte surtout d’Iphigénie (scène d’Oreste et des Furies, scène d’Iphigénie et d’Oreste, déploration de la jeune fille et cérémonies funèbres), le drame et le discours musical se meuvent avec une liberté de mouvemens, une variété de formes qui n’a pas été dépassée. Récits, dialogues, airs, chœurs, pantomime, tout se succède, se mêle, s’interrompt, de manière à nous donner l’impression de la vérité et de la vie. Parmi les nombreux airs de la partition, vous n’en trouvez plus un seul qui se divise, comme « J’ai perdu mon Eurydice, » en trois couplets, que sauvait seule d’une certaine monotonie la sublime interprétation de Mme Viardot. Que ce soit l’air de Pylade : « Unis dès la plus tendre enfance, » ou l’air d’Iphigénie au quatrième acte : « Je t’implore et je tremble, » dont l’accompagnement et l’harmonie viennent de Bach, toute mélodie se répète moins et se développe davantage. Plus de trous, ni de remplissage non plus, entre deux morceaux, entre les diverses parties d’un même morceau, ou, comme disait le président de Brosses, entre « les endroits forts. » Désormais tous les endroits sont forts, et le mot d’Arnaud est juste : « Ce qu’il y a de plus beau dans Iphigénie, c’est Iphigéme tout entière. »

Plastique toujours, cette musique, en certains passages, ne manque pas de couleur. Gluck a su donner un accent naïf et juste d’exotisme ou de sauvagerie aux chœurs et aux ballots des Scythes. Le premier ressemble, — avec plus de rudesse, avec une recherche ingénue de férocité ou de barbarie, — à la Marche turque de Mozart. Voilà pour la couleur locale, ou soi-disant telle. Quant à la couleur de l’époque, j’entends celle de l’époque où parut le chef-d’œuvre, Iphigénie en est exempte. Orphée, au contraire, en garde quelques traces. L’esprit du XVIIIe siècle, et non de l’antiquité, se trahit dans les airs délicieux de l’Amour. Amour-goût, aurait dit Stendhal, et qui ne ressemble guère, quand il chante et sourit lui-même, à l’amour-passion qui chante en pleurant par la voix d’Orphée. Est-ce parce qu’il est dieu, parce qu’il est l’amour qui ne peut plus ni souffrir ni mourir ? « Modo cantat amor esuriens, tunc cantabit amor fruens. L’amour qui désire encore ne chante pas comme chantera l’amour satisfait. » Mais Gluck n’a pas connu cette distinction de saint Augustin, qui ne serait guère de mise ici. Orphée