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s’écartait pas, en cela, de la tradition historique, puisque d’énergiques vizirs ont autrefois gouverné arbitrairement sous le nom de sultans débiles. Il estimait donc avoir, par un coup double, mis l’Europe en échec, et accaparé à son profit le prestige de la liberté et l’autorité du souverain.

Il se trompait toutefois dans ses calculs : en éloignant la Conférence, il avait rendu inévitable une guerre funeste ; il n’obtenait par son libéralisme factice qu’une popularité éphémère ; enfin, il s’abusait étrangement sur le caractère réel du prince qu’il se flattait de dominer, et cette dernière erreur était plus dangereuse pour lui que toutes les autres. C’était déjà un fait singulier, qu’un homme aussi intelligent eût pu croire à la solidité d’une constitution si mal adaptée à la situation de son pays et fût devenu ainsi la dupe de son œuvre ; mais ce qui était plus extraordinaire encore, c’est qu’il eût si mal étudié et compris le personnage qu’il lui importait avant tout de connaître, le maître silencieux dont la volonté, en dépit du verbiage parlementaire, était la seule loi vivante dans l’empire. Instigateur ou complice des conjurations qui avaient coûté le trône et la vie à Abdul-Azis et la liberté à Mourad, il ne paraissait pas savoir que les princes, tout en profitant de tels attentats, les pardonnent rarement, et jamais ne les oublient. Il avait pris pour faiblesse et timidité naturelles la réserve d’un jeune homme obscur la veille, inexpérimenté, troublé encore au lendemain des catastrophes qui avaient, en six mois, renversé son oncle et son frère, mais qui avait le sentiment de sa force, se savait le khalife de l’Islam et le padischah des Ottomans, et qui, jaloux de l’autorité que lui avaient léguée ses ancêtres, se déliait instinctivement d’un ministre violent et astucieux. Il ne songeait pas qu’Abdul-Hamid le surveillait avec une attention inquiète et sévère. Tandis que la plus vulgaire prudence lui eût conseillé d’être modeste, il exerçait sans mesure les droits exorbitans qu’il s’était attribués. Il réduisait ses collègues au rôle de comparses : à la Porte, on ne s’inspirait que de ses directions, et tout relevait, pour l’intérieur comme pour l’extérieur, de son initiative et de ses ordres. Puis, il avait des amis compromettans ; l’un d’eux, vali de Smyrne, osait dire dans un discours officiel que le Sultan « était désormais le serviteur de tous et rien de plus, » et traitait avec mépris « le régime de la volonté d’un seul. » Lui-même ne présentait que pour la forme ses décisions au chef de l’Etat : il négligeait même ces démarches empressées, souples et