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j’établis, quand il me plaît, l’égalité entre les conditions les plus inégales ; et ma gloire suprême et le grand miracle de ma puissance est de rendre les musettes rustiques rivales des plus savantes lyres. » Nos poètes et nos romanciers modernes se sont plu à insister sur l’égalité de l’homme devant la passion, comme devant la mort ou la souffrance. Le XIXe siècle y a cru ; George Sand est sincère dans la Petite Fadette, M. Pouvillon dans les Antibel. Les contemporains de Louis XIII n’y croyaient pas ; l’amour d’un manant n’existait pas pour eux, pas plus que sa souffrance ; mais ils savaient que les bergers qu’on leur montrait sur la scène étaient des gentilshommes travestis, et ils accordèrent à leurs « soupirs » une grande part de l’intérêt qu’on avait réservé jusque-là aux sentimens et aux actions du genre héroïque. L’amour serait devenu dès cette époque le pivot dramatique par excellence, sans le théâtre de Corneille, qui remit en honneur les passions mâles.

Ce ne fut pas, toutefois, dès ses premières pièces. Corneille fit d’abord comme les autres. Il avait débuté par des comédies en vers : « Nous entrons, dit à leur propos M. Jules Lemaître[1], dans un monde qui… reste artificiel en ceci, que l’unique occupation, l’unique plaisir, l’unique souffrance, l’unique intérêt y est l’amour ; et que tout le demeurant de la vie sociale en est soigneusement éliminé… Jamais il ne s’agit d’autre chose que d’aimer ou d’être aimé ; et cela est vraiment accablant à la longue. » Dans ce monde, qui reste artificiel parce qu’il est impossible, on se dispute les cœurs, on les perd, on les retrouve, on se les vole, on se les rend, on se les renvoie pendant cinq actes comme des volans, le lecteur s’embrouille dans ces chasses-croisés, et il lui en reste une impression de fadeur et de fatigue. Cependant Corneille est déjà cornélien dans ces essais où il subit la mode du jour[2]. Ses héros ont des manières à eux d’être amoureux, des manières qui ne ressemblent en rien à la fatalité et à la possession que d’Urfé avait dépeintes et que l’on retrouvera bientôt dans Racine. Au milieu des intrigues les plus actives, ils prétendent rester maîtres d’eux-mêmes et avoir les sentimens qu’il leur plaît. C’est déjà le « culte de la volonté » qui ne va pas tarder

  1. Corneille a fait jouer avant le Cid, de 1629 à 1636, six comédies, une tragédie-comédie médiocre, Clilandre, ou l’Innocence délivrée, et une tragédie, Médée (1635).
  2. Pierre Corneille, dans Petit de Julleville, loc. cit.