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il ne venait pas à l’esprit de fonder un foyer sur un sentiment aussi personnel et aussi éphémère que l’amour. Il était entendu que l’on appartenait à la famille et au corps social avant de s’appartenir à soi-même, au rebours de l’opinion qui l’emporte de nos jours ; et que l’individu doit se soumettre, pour les actes essentiels de la vie privée, à une espèce de discipline publique, fondée sur les intérêts de la communauté. Le mariage n’échappait pas à cette loi ou, si l’on veut, cette tyrannie sociale. C’était au point que le Parlement s’en mêlait pour faire la police ; il défendit à la vieille Mme de Pibrac de se remarier une septième fois, à cause du ridicule de la chose, et à Mme de Limoges, à cause du mauvais exemple, de faire faire à sa fille, pour des raisons purement romanesques, un mariage honorable sans doute, mais désapprouvé par son tuteur. Nos arrière-grand’mères, chose frappante, ne gardaient pas rancune à leur destinée. Elles étaient véritablement cornéliennes par la conviction que la volonté contraint les sentimens dans une âme bien née, et elles mariaient leurs filles, sans scrupule et sans inquiétude, comme on les avait mariées elles-mêmes : la religion était là pour panser les jeunes cœurs meurtris par les exigences sociales et l’égoïsme des familles.

Corneille et son public s’entendaient donc au mieux, quand l’idée vint au poète, en quête de ce que nous appelons l’actualité[1], de flatter le goût du jour en écrivant une pièce espagnole. Il fit le Cid, dont l’immense succès ne put étouffer les nombreuses protestations soulevées par l’exotisme des sentimens et de la morale. La pièce se heurta aux mêmes résistances qui ont accueilli chez nous, il y a quelques années, la Maison de poupée, d’Ibsen. « On sait, dit M. Jules Lemaître, que l’enthousiasme du public fut prodigieux, mais que les critiques furent acharnées. Toutes n’étaient peut-être pas inspirées par une basse envie. Je crois à la bonne foi de l’Académie. Ses Sentimens sur le Cid ne parurent sans doute pas partiaux, ni injustes, à tout le monde… Le succès du Cid fut, en partie, un succès de scandale. Il est vraisemblable que beaucoup d’honnêtes gens pensaient, sur cette pièce, comme la majorité de l’Académie, comme le cardinal de Richelieu[2]… » Ces lignes sont encore plus vraies que ne le croit M. Jules

  1. Sur l’actualité dans le théâtre de Corneille. Cf. le Manuel de l’histoire de la littérature française, de M. Brunetière, et le Corneille de M. Lanson.
  2. Pierre Corneille. Coll. Petit de Julleville.