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Lemaître : elles sont la vérité même. Le Cid parut à une foule d’honnêtes gens une pièce immorale, parce qu’elle était l’apothéose de l’amour-passion, dont elle proclamait les droits aux dépens des devoirs les plus impérieux. Il y avait de quoi choquer une société où le contraire demeurait la règle, en dépit de la licence des mœurs. L’Académie n’était que l’écho d’un groupe considérable, lorsqu’elle reprochait à Chimène d’être « amante trop sensible, et fille trop dénaturée, » et elle se montrait moins exigeante que ne l’avait été jusqu’au Cid Corneille lui-même. Elle ne demandait pas aux amans de commander à leurs sentimens et d’aimer ou de n’aimer plus à volonté, sur un mot de leur famille ou de son notaire ; elle n’exigeait d’eux que de gouverner leurs actions, fût-ce à l’encontre de leur cœur. C’est déjà beaucoup d’indulgence ; au-delà, il ne reste plus qu’à supprimer la morale.

« Nous n’entendons pas, disent les Sentimens sur le Cid,… condamner Chimène de ce qu’elle aime le meurtrier de son père, puisque son engagement avec Rodrigue avait précédé la mort du comte, et qu’il n’est pas en la puissance d’une personne de cesser d’aimer quand il lui plaît. Nous la blâmons seulement de ce que son amour l’emporte sur son devoir, et qu’en même temps qu’elle poursuit Rodrigue, elle fait des vœux en sa faveur… C’est trop clairement trahir ses obligations naturelles en faveur de sa passion ; c’est trop ouvertement chercher une couverture à ses désirs ; et c’est faire bien moins le personnage de fille que d’amante. » L’exemple paraissait d’autant plus pernicieux que le génie de l’auteur l’avait rendu plus séduisant, et que le rôle de Chimène soulevait plus sûrement les acclamations de la salle.

On sait que Corneille fut très sensible aux critiques de l’Académie. Celles qui s’adressaient à la forme n’entrent point dans mon sujet. Soit que les autres eussent porté leurs fruits, soit plutôt que le poète, au fond de son âme, fût de l’avis des « honnêtes gens, » on ne le reprit jamais à célébrer « le triomphe de la nature sur une convention sociale… L’amour-passion ne réapparaîtra plus que dans Horace (Camille), et pour y être sévèrement traité. Il est très permis de penser que, si le poète avait rencontré le sujet du Cid quinze ou vingt ans plus tard, jamais il n’eût accordé à Chimène et à Rodrigue la licence de s’épouser[1]. » Il y a plus. Corneille commença dès lors à dédaigner l’amour, et à le croire

  1. Jules Lemaître, loc. cit.