Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/907

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je reste seul, le front pesant et les mains jointes,
Méditant le destin trop bref de ces esprits
Qui, frères des foyers avarement nourris,
Font de grandes clartés soudaines, vite éteintes.


II


C’est vous, voluptueux Chénier, vous, grand Virgile,
Que j’ouvre aux jours dorés de l’automne, en rêvant,
Le soir, dans un jardin solitaire et tranquille
Où tombent des fruits lourds détachés par le vent.
Je vous lis d’un esprit inquiet et j’envie
Vos amantes, Chénier ! Virgile, vos héros !
Moi que rien de fécond ne tente dans la vie,
La lutte ni l’amour ni les simples travaux,
Et qui trouve, ironique entre les philosophes,
A douter de moi-même une âpre volupté.
Je sens le cœur humain trop large pour mes strophes.
Le vieil air douloureux, d’autres l’ont mieux chanté ;
D’autres emboucheront les clairons de la gloire.
Pour moi qu’un rigoureux destin laisse inconnu,
Je presse entre mes doigts la flûte usée et noire
Des pauvres, des railleurs, et des fous. Son bois nu
Est plus doux qu’un baiser savoureux à ma bouche ;
Elle est ma confidente obscure et mon enfant
Et répond comme une âme à l’âme qui la touche.
Un passant, que mon cœur sait émouvoir, souvent
Au temps des raisins mûrs s’arrête pour l’entendre.
Je suis seul, et je joue, ignorant qu’il est là,
Tour à tour désolé, voluptueux et tendre.
Chaque jour, sur les tons qu’hier elle modula
Ma misère sanglote et demande l’aumône.
Et le passant muet songe et baisse le front ;
Il m’écoute et revient et trouve, chaque automne,
La flûte plus plaintive et mon mal plus profond.