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l’exemple qu’il va donner, l’excentricité de l’acte qu’il se promet d’accomplir, le défi jeté aux convenances, la hardiesse à braver l’opinion d’autrui, l’insolence à ne relever que du jugement de sa conscience individuelle, c’est cela qui le transporte. La difficulté de l’entreprise lui apparaît le jour où, dans son entrevue avec la Maslova, il mesure la déchéance de celle qu’il s’est proposé de sauver. Il allait au secours d’une malheureuse, il s’attendait à une effusion de reconnaissance : il a devant lui une femme saoule. C’est cette difficulté même du sacrifice qui attache Nekhludov à son œuvre de rédemption et qui peu à peu fait naître en lui les véritables sentimens qu’il doit y apporter. Ces sentimens de tendresse et de pitié, il ne les éprouve d’abord que par intervalles et en s’y efforçant. Ils deviennent enfin l’état naturel et constant de son âme ; et ainsi les sources de sympathie pour l’humaine souffrance s’y trouvent rouvertes abondamment. Telle est chez Nekhludov la progressive ascension vers le bien. Les étapes de la conversion de la Maslova ne sont pas moins ingénieusement disposées et notées, depuis le premier jour où, en face de Nekhludov, elle n’est bien que la fille mise en face d’un client, et empressée à se faire donner de l’argent qu’elle ira boire. Le mouvement de haine qu’elle éprouve pour celui qui est la cause originelle de son abjection indique un premier réveil de la conscience. L’art du romancier consiste ici à avoir fait peser une sorte d’énigme sur ce caractère et enveloppé de mystère la transformation qui se fait dans cette âme. Celle qui fut Katucha continue-t-elle de haïr son premier amant, et cette haine ne désarme-t-elle pas devant tant de repentir et de dévouement ? A la fin seulement, et quand la Maslova refuse d’accepter un sacrifice qui dépasse les forces humaines, ce « renoncement sublime » nous révèle que cette haine était une autre forme de l’amour, du seul amour que la malheureuse eût éprouvé dans sa vie.

Parvenus au terme de ce calvaire mystique, il nous est pourtant impossible de ne pas nous souvenir de deux amans qui jadis connurent une aventure analogue, et du romancier qui nous la conta sans faire tant d’affaires. Des Grieux rejoint les archers qui emmènent vers le Havre-de-Grâce le chariot où les filles sont entassées sur quelques poignées de paille. Dans quel état il retrouve sa chère maîtresse ! « Son linge était sale et dérangé, ses mains délicates exposées à l’injure de l’air ; enfin tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables. » Sitôt qu’il lui eut juré qu’il ne voulait plus la quitter et qu’il la suivrait jusqu’à l’extrémité du monde pour attacher sa destinée