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d’un honnête homme. Dans sa poursuite d’un idéal de justice absolue, Nekhludov méconnaît une des données du problème : c’est que lui-même il fait partie d’un ensemble et que placé dans un ordre général il ne saurait en être indépendant. Venu à une certaine heure du développement de l’humanité, il a des obligations envers ceux qui, venus avant lui, et accumulant leurs efforts à travers les siècles l’ont fait tel qu’il est aujourd’hui. Certes ils n’ont pu le dispenser du devoir supérieur d’améliorer le sort des déshérités et de diminuer autant qu’il est en lui la part de la souffrance commune, mais en le plaçant dans le poste où ils l’ont mis, ils lui ont donné une mission, c’est de ne pas le déserter.

C’est Tolstoï qui nous conte quelque part certain épisode de sa vie où il avoue que sa logique se trouva en défaut et le laissa court. Passant sous une porte de Moscou il vit un grenadier descendre du Kremlin et chasser brutalement un mendiant assis sous la voûte. « J’attendis le soldat et, quand il me croisa, je lui demandai s’il savait lire. « Mais oui, pourquoi ? — As-tu lu l’Évangile ? — Je l’ai lu. — As-tu lu le passage : « Celui qui donnera à manger à un affamé… » Et je lui citai le texte. Il le connaissait. Il était troublé et cherchait une réponse. Soudain une lueur passa dans ses yeux intelligens, il se tourna vers moi de côté et dit : « Et toi, as-tu lu le règlement militaire ? » J’avouai que je ne l’avais pas lu. « Alors tais-toi, » reprit le grenadier, et, secouant victorieusement la tête, il s’éloigna d’un pas délibéré. » Nous donc, lisons l’Évangile, mais ne négligeons pas d’en compléter la lecture par celle du règlement militaire. Jusqu’au jour où les prescriptions n’en auront pas été abolies, certaines vérités élémentaires resteront sans réplique : c’est que le juge qui s’en va respirer les effluves d’une belle matinée de printemps plutôt que de remplir sa fonction d’exécuteur de la loi, le gardien qui ouvre les portes de la prison sous prétexte qu’il ne saurait priver de leur liberté des créatures humaines, et enfin quiconque, soldat ou citoyen, à l’armée ou dans la vie, refuse de monter sa faction, celui-là, sans que les plus belles phrases y puissent rien changer, manque au devoir.


RENE DOUMIC.