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pas entraver en vous le libre exercice de votre génie ; et je tiendrai pour un précieux privilège de pouvoir être parfois admis dans l’intimité de votre pensée. » En échange de ses livres, Ruskin demande à Rossetti une aquarelle ; et il lui en commande une autre, « pour quinze guinées. »

C’est au sujet de ces deux aquarelles qu’il lui écrit, quelque temps après : « Une des choses au monde dont je sois le plus sûr (et je le suis de beaucoup de choses) est celle-ci : je suis sûr que le meilleur ouvrage qu’un homme puisse faire est celui qu’il peut faire sans effort. Toute œuvre vraiment belle est le résultat aisé d’une longue et pénible pratique. L’effort immédiat produit toujours une œuvre imparfaite. Si donc vous m’envoyez une peinture où vous essayiez de faire de votre mieux, vous pouvez être certain à l’avance qu’elle sera inférieure à votre niveau normal, et qu’elle me déplaira. Si au contraire vous me faites négligemment deux esquisses, avec une couleur brillante et pleine, vous pouvez être certain qu’elles me plairont… Ne croyez pas au moins que je vous parle ainsi par délicatesse, pour vous empêcher de me donner trop de votre temps ! Je vous dis la simple vérité, la même vérité que j’ai toujours dite à Turner. « Si vous me faites un « dessin en trois jours, — lui disais-je, — je vous en serai reconnaissant ; mais si vous y mettez trois mois, vous pourrez ensuite jeter « votre dessin au feu ! »

Voilà une recommandation comme Rossetti, sans doute, n’était pas accoutumé à en recevoir de Mac Cracken, ni de ses autres cliens. Mais le malheureux avait précisément besoin, par nature, de travailler « avec effort » à tout ce qu’il faisait : de sorte que peut-être aura-t-il commencé dès lors à trouver quelque peu gênante « la haute inspiration » d’un « critique » en qui il ne pouvait pas s’empêcher devoir en même temps « l’amateur. »

Encore l’amateur ne se borne-t-il pas à définir la façon dont doivent être peintes les aquarelles qu’il commande : dans une autre lettre, il défend au peintre de vendre trop cher ses ouvrages aux personnes à qui il a parlé de lui. « Je pousse la vanité, lui écrit-il, jusqu’à croire que mes mérites me donnent droit de plaider non seulement pour moi-même, mais pour mes amis : ce qui signifie que, lorsque miss Heaton et d’autres personnes se lient à moi et me demandent quelles peintures elles doivent acheter, vous devez les traiter non pas comme des étrangers, mais comme mes cliens, donc comme moi-même. »

Mais cet amateur exigeant était un excellent homme, passionnément désireux d’obliger ses amis : tel nous le font voir ses lettres suivantes. Il a rencontré dans l’atelier de Rossetti une jeune fille, miss Siddal,