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d’une parole ou d’un geste ? Il se tuait. On mourait pour protester contre une consigne ; on mourait pour n’avoir pu venger une injure. Dans la cérémonie de l’ouverture du ventre, au moment où le samuraï agenouillé se frappait, son ami le plus cher, debout à ses côtés, lui tranchait la tête. Les sabres japonais opéraient avec une rapidité d’éclair. On ne les voyait, dit-on, que se relever. En certaines provinces plus rudes, les hommes d’armes en éprouvaient le fil vierge encore, à la tombée de la nuit, sur des gens du peuple attardés. Se tuer paraissant la suprême élégance de la civilisation, tuer les autres ne semblait point une sauvagerie. Ils envisageaient tout sub specie mortis. Un jeune guerrier arrache un soir une jeune fille à la troupe de ses ravisseurs et la conduit au palais du prince. Le prince la lui offre ; elle était adorable. Mais il répondit avec une grâce mélancolique qu’il ne pouvait engager dans des liens éphémères une âme vouée à la mort. La jeune fille l’entendit et la coupe qu’elle tenait lui échappa des mains. Devant ces hommes qui, sans dégoût de la vie, par point d’honneur, s’acharnent à se détruire, les illusions du cœur humain, les divines illusions, font comme cette jeune fille : elles renversent leur coupe. Le meurtre et le suicide étaient devenus les grands sports de la nation.

On raffina sur les obligations qui enchaînent le guerrier à son seigneur, la femme à son mari, les enfans à leurs parens. En même, temps que la féodalité désorganisait le pays, elle y formait, avec la complicité de la nature, de multiples organismes séparés et vivaces. La piété filiale, la fidélité, l’obéissance, le sacrifice de l’individu aux intérêts du fief, s’élevèrent à un si haut degré que le sublime en perdit de sa valeur. Nos anciennes histoires ne nous présentent pas une telle abondance de dévouement et de stoïcisme. Mais le peu d’effort que coûtent aux héros ces vertus surhumaines m’en gâtent un peu la beauté. J’admets qu’un père immole son enfant pour sauver l’enfant de son prince, mais que cet exemple fasse école, que cette atroce abnégation passe en pratique, que le culte des devoirs terrestres ait exigé autant de sang que les autels des dieux les plus farouches, voilà en vérité où le caractère japonais accuse l’invincible besoin qu’il a de pousser jusqu’à l’absurde les idées simples et d’enter sur l’instinct naturel la fantaisie monstrueuse.

Les Japonais manquent de pensées, non d’esprit. Si la matière leur fait défaut, ils auraient peut-être de quoi l’ordonner. Ils