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En 1840, un pauvre samuraï du nom de Takayama traversa la moitié du Japon pour aller contempler le palais de l’empereur. Il passa par Yedo, où la splendeur et les remparts du shogun le frappèrent d’indignation, et quand, arrivé à Kyoto, il vit la demeure de son Dieu caduque, ruineuse, et qui sentait l’abandon, il s’agenouilla, prosterna son front dans la poussière et revint ému d’une pitié si douloureuse qu’il en mourut. L’exemple de cette mélancolie mortelle ébranla bien des cœurs. Les famines, les exactions des daïmios, la fréquence des incendies, les fléaux de la nature, le relâchement de la discipline qui infestait les campagnes d’aventuriers et de pillards, les symptômes d’une vague et mystérieuse agonie, tout prédisposait l’âme populaire à incarner son espérance dans cet empereur, captif inconnu, dont la disgrâce lui semblait plus pitoyable que ses propres misères. Un nouveau sentiment, fait de tendresse et de vénération, l’exquis amour que les opprimés peuvent avoir pour un dieu débile, s’éveilla çà et là, timidement, au cœur de la foule. Les circonstances ne lui donnèrent pas le temps de mûrir, et c’est bien fâcheux.

Parallèle à ce lent travail de la pensée japonaise, qui retrouvait enfin, après huit siècles d’erreur, le mot de sa destinée, l’invisible action des idées européennes gagnait les esprits d’élite. Elles se glissaient par l’étroit soupirail de Deshima. Les Hollandais, gardés à vue et méprisés, n’en inspiraient pas moins une curiosité aiguillonnée de péril. Quiconque les hantait devenait vite suspect. Le gouvernement se servait d’eux comme agens d’informations. C’étaient « ses officiers d’oreilles et d’yeux » entre lui et le reste du monde. Mais, bien qu’on ne permît guère aux particuliers d’avoir recours à leur diabolique, les nouveautés qu’ils déballaient avec leur mercantille infusaient dans les cénacles d’érudits les principes de la science occidentale. Leurs élèves étudiaient l’astronomie, les mathématiques, la médecine, la botanique, l’histoire naturelle. L’intelligence japonaise soupçonna que le grand Nippon n’était qu’un petit canton de l’Univers et que la tyrannie du shogun la frustrait d’un trésor inestimable.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, les Russes, les Anglais, les Français, les Américains apparaissent le long des côtes, sondent les flots. Comme les oiseaux qui annoncent aux navigateurs le voisinage de la terre, leurs pavillons avertissent l’archipel aux