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comprimée. Ils vivaient de coups d’Etat, traînaient de violence en violence une existence cahotée, inhabiles à gouverner, acharnés à se défendre, stimulés par la pensée qu’à perdre le pouvoir, ils perdraient tout, y compris vraisemblablement la vie : or, « entre les hommes qui veulent arriver et ceux qui craignent d’être pendus, il y a toujours plus à parier pour les derniers[1]. » Dans l’intervalle des grandes crises, les révolutionnaires arrivés se disputaient entre eux, se décriaient et s’incriminaient. Toutefois, dès qu’un péril commun surgissait, le groupement se reformait, faisait corps, faisait front, et les plus modérés, en gémissant parfois, suivaient les violens.

Cet agrégat ne se composait pas uniquement de politiciens véreux, d’anciens proconsuls terroristes, d’êtres chargés de crimes, bien que ceux-là y fussent en très grand nombre. Il renfermait aussi quelques hommes restés purs, de foi révolutionnaire profonde ; à côté d’eux, beaucoup d’hommes de loi, anciens juristes et procureurs, ceux qui avaient obscurément et utilement besogné dans les comités de la Convention, ceux qui entreraient plus tard dans l’équipe consulaire. Il y avait aussi les théoriciens, les penseurs, l’Institut derrière les assemblées. Ce grand corps savant, qui tenait son existence de la constitution au même titre que le Directoire et les deux Conseils, et qui formait presque dans l’Etat un quatrième pouvoir, était le conservatoire de la doctrine. Il fournissait aux corps gouvernans beaucoup de leurs membres, s’y recrutait lui-même en partie. Des illustrations scientifiques l’honoraient, mais les survivans de l’Encyclopédie, les philosophes appartenant à l’école de Condillac, les futurs idéologues, le dominaient et le gouvernaient. C’étaient pour la plupart des hommes d’aspect grave, de mœurs douces et d’esprit orgueilleux. Parce qu’ils étaient pour leur temps très savans dans leur partie, ils se croyaient appelés à régenter l’esprit public. Dans la France grossièrement réaliste du Directoire, ils aspiraient à recomposer un pouvoir spirituel ; laissant à l’autorité temporelle les attentats contre les personnes, les laides violences, devant lesquelles ils s’inclinaient toujours, ils s’étaient réservé une autre tâche et essayaient de façonner l’âme française conformément à leur haut et froid idéal.

Entre tous les révolutionnaires nantis, il existait d’ailleurs

  1. Lettre de Mme de Staël à Rœderer.