Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour faire réussir matériellement l’entreprise, un général était indispensable, et encore fallait-il que ce général fût populaire, c’est-à-dire vainqueur ; par ce temps de défaites, les vainqueurs étaient rares ; on essaya d’en faire un tout exprès.

Dans la génération des jeunes chefs de guerre, Joubert brillait au premier rang. Ayant appris la victoire à l’école de Bonaparte, il avait à son actif de beaux faits d’armes, d’insignes exploits. On le disait pur, chevaleresque, désintéressé. Il y avait en lui quelque chose de fier et de fort, un air vague de ressemblance avec Hoche, le héros chéri et pleuré que la fortune envieuse avait ravi aux Français. La voix publique lui promettait d’éclatans destins : tu Marcellus eris. Siéyès le vit, s’efforça de l’endoctriner, puis lui fit confier le commandement de l’armée d’Italie, reconstituée avec beaucoup de soin derrière les Apennins, en avant de Gênes. Composée de nos vieilles bandes italiques, grossie de nombreux renforts, cette armée présentait un effectif d’environ cinquante mille hommes. Souvorof était en face d’elle, mais avait moins de monde à lui opposer, car il avait dû laisser en arrière une partie de ses Austro-Russes, occupés au siège de Mantoue et des forteresses lombardes. Toute la combinaison militaire et politique de Siéyès reposait sur cette disproportion momentanée entre les forces de l’adversaire et les nôtres.

Joubert rejoindrait tout de suite et secrètement le quartier général ; soulevant l’armée d’une vigoureuse impulsion, il tomberait sur Souvorof et, selon le calcul de Siéyès, le battrait ; ce succès ferait de lui presque un sauveur et achèverait de créer une grande réputation militaire, que les réformateurs civils exploiteraient à leur profit. Joubert serait promptement rappelé par eux à Paris et y entrerait au milieu des acclamations populaires ; alors Siéyès dévoilerait ses projets, dénoncerait le péril anarchiste, proclamerait la nécessité « de donner à la France de nouvelles institutions et plus de pouvoir au gouvernement[1] ; » puis, ralliant la majorité des Anciens et toute une partie des forces gouvernementales, il inviterait le jeune vainqueur à procéder militairement contre les dissidens et à recourir aux moyens péremptoires. Le résultat serait d’instituer une république dont Joubert aurait peut-être la présidence et Siéyès tout au moins

  1. Notice de Jourdan.