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Quand ils n’auront rien de mieux à faire, ils iront à Pétersbourg apprendre le russe.

— Il ne peut compter les années, dit Dirkovitch faisant face au mess. Mais il dit que dans une guerre, où il servait avec ce glorieux régiment.. :

— Les listes ! qu’on apporte nos listes ! crient les officiers.

Ils parcourent du regard les grands parchemins jaunis, déroulés sur la table et, tandis qu’ils cherchent, Dirkovitch explique avec insouciance :

— Un accident, je suppose, qui eût été réparable, s’il eût adressé des excuses à notre colonel qu’il avait insulté. Il s’y refusa. On ne put donc l’échanger avec les autres prisonniers. Il fut envoyé... ailleurs. Il vient de là, de... Chepany... — L’homme frissonne à ce nom, — de Zhigansk, d’Irkoutsk. Je ne comprends pas qu’il soit parvenu à s’évader. Il prétend aussi avoir passé des années dans la forêt, mais combien d’années, il l’a oublié, cela et beaucoup d’autres choses. C’était un accident..., faute d’avoir adressé des excuses à notre colonel.

Et Dirkovitch exhale un soupir de regret.

Le respect des hussards pour les lois de l’hospitalité les empêche seul de manifester à l’égard du Russe des émotions d’une autre nature.

Les listes sont consultées. — Voilà : en 1854, — c’était avant Sébastopol, — le lieutenant Austin Lemmason, disparu. Quelle honte ! Trente années de sa vie effacées d’un coup ! Comment a-t-il fait pour revenir jusqu’ici ?

— Savez-vous qui vous êtes ? Savez-vous que vous êtes le lieutenant Lemmason des hussards blancs ?

— Mais, sans doute, répond-il sur le ton de la surprise.

La lumière qui a jailli de ses yeux s’éteint de nouveau. Un évadé de Sibérie peut bien se rappeler quelques faits élémentaires, le toast à la Reine, le portrait du vieux cheval ; il peut apparemment, comme le pigeon voyageur, retrouver son chemin, mais le reste lui échappe.

Excité maintenant par l’eau-de-vie, Dirkovitch juge à propos de faire un discours :

— Camarades, glorieux camarades, amis si hospitaliers, c’était un accident, un déplorable accident. — Il sourit doucement à la ronde. — Mais un accident sans importance après tout. Le Tsar ? bah ! je m’en soucie comme de ça ! Mais le Slave qui n’a rien fait