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du luxe féminin. L’empire de la mode a donc été abandonné aux personnes les plus en vue, ou, pour mieux dire, les plus regardées, aux actrices, qui ne sont elles-mêmes que de simples instrumens entre les mains des grands couturiers. D’où il résulte qu’aujourd’hui on ne dirige plus la mode, on la subit, et qu’elle est imposée par ceux qui en tirent profit et qui ont intérêt à ce qu’elle évolue rapidement.

Autrefois, pour variable qu’elle fût, la mode était cependant réglée dans ses évolutions, et le cycle en était moins vertigineux qu’aujourd’hui. Une toilette de luxe durait plus d’une saison ; on la payait cher, sans doute, mais elle se portait longtemps et attestait le goût personnel et la condition de sa titulaire. Le costume pouvait être une chose artistique ; pour le constituer, on réquisitionnait les tissus rares, les étoffes de choix, et on les mettait en œuvre avec la constante préoccupation du bien-faire et le soin que l’on apporte aux besognes aimées : l’art, vraiment, était alors la probité de l’élégance. La toilette marquait, d’ailleurs, la distinction des classes ; les grandes dames, les bourgeoises, les paysannes avaient les leurs, et la dentelle en était un des ornemens : elle figurait sur les robes des élégantes, dans le trousseau des filles de la bourgeoisie, et sur les coiffes des paysannes. Mais aujourd’hui le vertige semble la loi. Une toilette est périmée au bout d’une saison, et la dissemblance profonde de la façon en rend l’usage impossible d’une année pour l’autre. Puis, le point de départ de la mode, qui est le théâtre, crée une situation très défavorable à tout travail artistique, puisque les costumes sont faits pour être vus de loin et qu’on s’y contente d’à peu près ; il en est résulté, comme l’a constaté fort justement M. Lefébure, le distingué et érudit fabricant de dentelles[1], une large avance de la dentelle mécanique sur la véritable.

Les grandes élégantes reçoivent donc la mode des actrices ; elles sont à leur tour imitées par les bourgeoises, et il n’est point jusqu’aux paysannes qui n’abandonnent leurs toilettes villageoises si expressives et originales pour s’habiller comme les dames de la ville. On se contente, dès lors, de l’apparence de l’élégance, à défaut de l’élégance véritable ; ici, comme partout, c’est le triomphe de l’illusion, du faux semblant, du trompe-l’œil. Dans de telles conditions, avec de telles mœurs, dans un tel

  1. Commission d’enquête sur la condition des ouvriers et des industries d’art, instituée par décret du 24 décembre 1881. Séance du 3 février 1882.