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ses pensées. Le souci de ne pas compromettre son avancement se mêle à toutes ses démarches, influe sur tous ses actes. Encore s’il était seul ! Mais il a une femme, et celle-ci, comme c’est la règle, est plus ambitieuse ou plus vaniteuse que son mari. Mais il a des enfans. D’ailleurs, cela n’est-il pas irritant, de voir passer devant soi tel collègue qui ne vous vaut pas, et attribuer à un autre tel poste auquel on avait tous les droits ? Celui-ci est un idiot notoire ; et il avance ! Celui-là est d’une moralité douteuse ; et il avance ! Cependant on continue de se morfondre dans un humble poste de procureur de la République à Mauléon. La robe rouge dont on avait fait par avance l’acquisition se mange aux vers. On n’ose plus ouvrir l’Officiel, de peur d’y trouver un sujet nouveau d’humiliation et de déconvenue. On s’ennuie, on s’aigrit, on vieillit. Telle est la situation de M. Vagret. Le premier acte, où elle nous est exposée, est excellent d’observation minutieuse et juste. C’est un tableau de mœurs provinciales remarquablement tenu dans une tonalité grise.

Il y a ensuite une déformation professionnelle. La pratique du métier fait contracter certaines habitudes dont on ne peut plus se déprendre. L’esprit s’accoutume à passer par certains chemins, qu’il suit docilement, comme s’il avait des œillères. Un vieil homme a été assassiné. Les soupçons se portent sur des bohémiens. L’enquête commencée dans cette direction ne donne pas de résultats. Le juge Mouzon, poussé à son insu par l’esprit de contradiction, désireux de se signaler, jeune, hardi, se fait fort de trouver le coupable en suivant une piste justement opposée à celle que son collègue a dû abandonner. Il échafaude dans sa tête un système tout à fait plausible d’ailleurs et qui est en son genre un chef-d’œuvre de probabilité ingénieuse et d’enchaînement logique. Ce système, une fois entré dans son esprit, s’interposera entre lui et les faits et faussera définitivement sa vision. Mouzon a fait arrêter le paysan basque Etchepare : celui-ci a beau protester de son innocence, il faut qu’il soit le coupable. La femme d’Etchepare a beau confirmer la déposition de son mari, il faut qu’elle en soit la complice. Un témoin à décharge a beau dire ce qu’il sait, il faut qu’il mente. Les racontars les plus insignifians et les témoignages les plus dépourvus de fondement prennent une importance d’autant plus grande qu’ils confirment l’hypothèse du juge. Et celui-ci est si parfaitement convaincu de la valeur de son « inspiration, » si assuré des droits que lui confère son rôle de justicier, qu’il en vient à ne plus s’apercevoir de l’infamie de quelques-uns des moyens qu’il emploie. Tour à tour insinuant, violent, bonhomme, ingénieux, captieux,