Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/742

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cachette, à six heures du matin, par crainte de se compromettre vis-à-vis de son propre parti ; il n’arrivait pas à détacher Barras de Siéyès et refusait lui-même de se séparer des groupes anarchistes[1]. Siéyès, en attendant qu’il eût retrouvé l’indispensable épée, se mettait sur ses gardes et se défiait de tout le monde ; il croyait ne voir autour de lui que dangereux Jacobins ; il en voyait dans les ministres, dans les agens civils et militaires, « dans les huissiers du Directoire, dans les messagers d’Etat. » Et Sémonville exploitait la célébrité posthume de celui qui avait épousé sa belle-fille, courait les ministères, se faisait annoncer comme le « père de Joubert » et, au nom du malheur dont il se disait inconsolable, réclamait des places pour toute sa parenté.

Au dehors, les feuilles jacobines redoublaient de violence ; le Journal des Tigres rugissait. Le Directoire finit par déclarer que tout gouvernement devenait impossible avec une telle presse. Pour sévir, les moyens légaux lui manquaient. Il s’avisa pourtant que la constitution renfermait un article, le cent quarante-cinquième, qui l’autorisait « à lancer des mandats d’amener et d’arrêt contre les auteurs ou complices présumés de conspiration contre la sûreté intérieure ou extérieure de l’État. » Si habilement que l’on s’y prît pour torturer ce texte, il paraissait difficile d’assimiler les vociférations de la presse au fait de complot, fait essentiellement secret et ténébreux ; ce fut néanmoins le plan adopté.

Sur la proposition de Fouché et, selon le procédé classique, le Directoire s’acharna d’abord sur de malheureuses victimes de fructidor, dont la plume était depuis longtemps brisée. En fructidor, les rédacteurs des feuilles d’opposition avaient été condamnés à la déportation, sans désignation individuelle et par simple mention du titre des journaux. Ils avaient échappé pour la plupart à l’application de la peine, n’ayant pas été arrêtés et ne s’étant point livrés ; dans leur retraite, ils se croyaient oubliés et commençaient à respirer. Un arrêté nominatif de déportation vint les contraindre à se cacher, à se terrer plus profondément ; Fontanes, Laharpe, Bertin d’Andilly, Bertin de Vaux, Sicard, Fiévée étaient du nombre. Après cet acte lâchement barbare, après

  1. Quand on lui reprochait de voter avec des hommes de désordre et de sang, il répondait : « Je vous prie de remarquer que ce sont eux qui votent avec nous, ce que nous ne pouvons empêcher, et non pas nous qui votons avec eux. » Notice sur le 18 brumaire.