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L’émoi régnait au Luxembourg. Ce qui redoublait les angoisses du Directoire, c’est qu’il ne se croyait pas entièrement sûr de la troupe. Pendant la fête du 10 août, où il y avait eu au Champ de Mars petite guerre et décharges à poudre, prise d’un simulacre de château représentant les Tuileries, Siéyès avait cru entendre des balles siffler à son oreille. Ces balles étaient restées dans le canon des fusils ; était-ce par mégarde ou par criminel dessein ? La présence de Bernadotte au ministère de la Guerre troublait surtout le directeur et lui ôtait le sommeil. Sachant que les Jacobins tournaient autour du général et l’entreprenaient de toutes façons, il craignait de lui un brusque écart. Aujourd’hui que les passions anarchiques mettaient la France au bord de l’abîme, il n’admettait pas que ce démagogue en habit brodé et en chapeau à plumes, cet ami des perturbateurs, ce « Catilina, » pût un instant de plus disposer de l’armée.

Ducos et Barras jugeaient utile de donner satisfaction à leur collègue ; Gohier et Moulins au contraire soutenaient Bernadotte. A onze heures du soir, la majorité du Directoire s’assembla clandestinement, à l’insu de la minorité, et avisa aux moyens de changer le ministre de la Guerre. Faire un éclat eût été dangereux ; il s’agissait d’éliminer Bernadotte en douceur, de lui subtiliser son portefeuille sans le lui enlever brutalement. Cambacérès, appelé à la réunion, fut invité à négocier avec lui et déclina le mandat[1].

Mais Barras était en excellens termes avec le général ; il le vit sans tarder et lui dit que des déchiremens pouvaient s’opérer à son sujet au sein du Directoire, qu’il dépendait de lui de les prévenir par un grand acte d’abnégation ; d’ailleurs sa vaillance ne souffrait-elle point de rester inactive, tandis que ses frères d’armes se battaient à la frontière ? Bernadotte entama immédiatement un air de bravoure, avec accens pathétiques et larmes dans la voix ; il offrit sa démission, mais se garda de l’écrire, jugeant que les paroles ne tiraient jamais à conséquence. Cette fois le Béarnais fut dupe de sa rhétorique. Siéyès le prit au mot, fit libeller instantanément un arrêté confiant au général Milet-Mureau, un sous-ordre, l’intérim de la Guerre, et écrivit à Bernadotte une belle lettre où il était dit que le Directoire déférait

  1. Êclaircissemens de Cambacérès.