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lui causait cette demande. Mais, d’autre part, elle le jetait dans l’inquiétude. Jusqu’alors, ce projet de mariage étant demeuré le secret des chancelleries. Bien qu’il ne dût pas être conclu avant quelques mois, cette demande publique allait le porter à la connaissance de l’Europe. Qu’en penserait l’Empereur, avec lequel, malgré son alliance avec la France, Victor-Amédée espérait toujours éviter une brouille définitive ? Cette préoccupation hantait l’artificieux prince. Aussi avait-il hâte d’expliquer sa conduite à Léopold en cherchant à lui persuader qu’il n’était pour rien dans ce projet de mariage, et que les choses s’étaient passées contre sa volonté. Déjà, dans une première dépêche, quelques jours avant qu’il ne reçût la demande officielle, il chargeait le marquis de Prié d’atténuer l’effet produit par l’envoi du portrait de sa fille en Espagne, en disant qu’il est vrai que la proposition a été faite, et qu’il y a été répondu d’une manière obligeante, mais de façon cependant indifférente, car l’interno dell’ animo è inclinato sempre a l’arciduca. Quelques jours après, le 3 mai, il n’est plus possible de dissimuler. Alors, il fait valoir que le mariage ne vaut aucun agrandissement à la Savoie, « ce qui est le point substantiel qu’il faut principalement regarder. » « C’est, ajoute-t-il, au moment où nous y pensions le moins, que nous est parvenue la déclaration de Sa Majesté Catholique demandant la princesse ma fille pour épouse. Ce qui vous fait bien voir que ce mariage n’a pas « la sua origine da noi, ma del solo felice destino della principessa[1]. »

Ainsi Victor-Amédée espérait que ces manœuvres savantes lui permettraient, tout en devenant l’allié de la France, de demeurer en bonne intelligence avec l’Allemagne, non pas (c’est du moins, à l’encontre de quelques historiens, notre sentiment, et nous en dirons les raisons) qu’il eût déjà le propos délibéré de trahir, mais parce qu’il voulait, suivant l’originale expression de Tessé, « avoir un pied dans les deux souliers. » Les événemens ne devaient pas lui permettre de conserver longtemps cette position difficile, et nous allons le voir très prochainement, par une trahison véritable, retirer son pied du soulier de la France.


HAUSSONVILLE.

  1. Archives de Turin, Lettere Ministri Vienna, mazzo 32. Victor-Amédée à Prié, 11 avril-31 mai 1701.