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première. Le réalisme très marqué déjà, la trivialité voulue de l’expression n’empêchent pas les envolées exquises : le style fait penser tantôt à la langue incisive d’un Juvénal, tantôt à la chanson harmonieuse d’un Virgile. Il faut l’avouer, la profession de foi du jeune poète est singulièrement nihiliste, mais l’élan juvénile de ses blasphèmes permet d’en fait excuser l’outrance puérile. « Je brasse, dit-il, mes mixtures lyriques avec de l’eau sucrée et le sang des tyrans. Je ne suis pas au mieux avec la police, et, avant tout, je ne suis pas un misogyne. »

Deux de ces morceaux sont à signaler. Tout d’abord, celui qui est dédié : « Aux mangeurs de Français. » L’écrivain prussien y célèbre très courageusement les services rendus à la cause du droit par notre pays, et il chante la France humanitaire, « le peuple de Rousseau et de Saint-Pierre. » Son vigoureux refrain mérite d’être connu parmi nous : : — Pour moi, je crie : Vive la France ! » — Honni soit qui mal y pense. — Premier témoignage de cette culture française dont nous allons trouver plus d’une fois la trace en son esprit. D’autre part, le beau poème intitulé Ecce homo suffirait à lui seul pour expliquer les sympathies du parti socialiste à son égard, et les espérances qu’on y conçut sur l’avenir de ce jeune talent.

C’est le récit de la vocation d’un enfant du hasard, qui devient plus tard un grand agitateur socialiste : « Je le voyais tous les jours, comme si la renommée n’avait rien changé à son sort, s’en aller silencieusement à son travail, au son de la cloche. Autour de sa cravate, rouge comme le sang, flottaient ses boucles en désordre : son chapeau calabrais s’abaissait profondément sur son front. Un esprit de bon aloi, un homme du peuple, un poète. Il m’a donné souvent l’impression d’un prophète biblique. Tout le quartier le connaît et honore en lui le chef qui, souvent, a gravi les degrés de la tribune, en agitateur intrépide. » Le récit de la vocation politique de cet apôtre est pénétré d’émotion contenue. Apprenti dans un atelier d’imprimeur, il se plonge avec passion dans les livres. « Un sauvage besoin de savoir coulait comme du feu par les veines de son cerveau... La moitié de son salaire restait chez le bouquiniste, et, lorsqu’il lisait ou écrivait, son cœur avait des battemens si délicieux ! » Les plaisirs de ses compagnons de travail lui demeurent incompréhensibles : tandis qu’ils s’égayent, le dimanche, dans les cabarets bruyans, il demeure dans le silence de sa modeste chambrette,