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d’une critique excessive et injuste ; et un écrivain s’est trouvé qui a profité de cette réaction, qui Ta renforcée, précisée, dirigée, après avoir été au début dirigé par elle. Tel, dans l’histoire du roman anglais, a été Fielding, tel, plus tard, Thackeray. Et lorsque, comme Fielding ou Thackeray, cet écrivain a été un homme de génie, il a pu, durant toute une période, conduire son public où il a voulu. Mais il n’a pu le faire jamais qu’en se soumettant à une autre loi de l’évolution littéraire ; force lui a été de revenir à quelque forme ou méthode antérieure, sauf, ensuite, à l’étendre ou à la modifier : en termes scientifiques, il n’a pu que varier un type existant déjà. Ainsi Fielding, pour réagir contre Richardson, a repris le vieux type du roman picaresque ; ainsi Thackeray, réagissant contre Dickens, est expressément revenu au roman de Fielding. Et tous deux, à un égal degré, ont été des réalistes : mais cela n’a pas empêché leurs deux œuvres d’être profondément différentes l’une de l’autre. Personne ne songerait même à comparer Tom Jones et la Foire aux Vanités. Pourquoi ? Parce que, sans parler de l’élément personnel, les antécédens littéraires des deux œuvres étaient différens, et différent le goût des lecteurs à qui elles s’adressaient. Fielding n’avait derrière lui, en sa qualité de réaliste, que le roman picaresque et la comédie de caractère ; Thackeray avait derrière lui non seulement Fielding, mais toute une lignée de grands romanciers, réalistes et idéalistes. Entre Fielding et Thackeray, par exemple, s’est placé Walter Scott, et Walter Scott a accoutumé les contemporains de Thackeray a tenir pour indispensables, dans un roman, une foule de choses dont Fielding ni son temps n’avaient aucune idée. Ainsi la réaction, en matière de littérature, ne constitue jamais un (simple retour au passé. L’idéalisme s’instruit à l’école du réalisme, et celui-ci, à son tour, profite des acquisitions de l’idéalisme. La littérature est toujours en mouvement, et nul ne saurait prévoir jamais où elle va aboutir.

Telles sont, du moins, les lois générales qui m’ont paru se dégager de l’étude du développement historique du roman anglais ; et pour déterminer clairement, au cours de mon travail, les antécédens d’un écrivain, pour exprimer ce qu’il a introduit de nouveau et d’original dans le genre qu’il a pratiqué, je n’ai pas cru pouvoir mieux faire que d’emprunter aux sciences naturelles les termes, — grâce à elles devenus familiers, — d’altération, de variation, de déviation, de persistance et de transformation. Ces termes, cependant, ne marquent peut-être qu’une simple analogie entre deux ordres de phénomènes au fond très différens : et j’avoue que j’ai dû renoncer, pour ma part, à espérer que les matériaux de l’histoire littéraire pussent être traités avec la rigueur et la précision des sciences positives.


Cette préface du livre de M. Cross suffirait à elle seule, si même le livre n’était pas dédié à M. Brunetière, pour montrer de quelle doctrine s’est inspiré le nouvel historien du roman anglais. Et je ne puis m’empêcher de constater, à cette occasion, l’importance considérable qu’a prise dès maintenant aux États-Unis une doctrine qui, d’ailleurs, est en train de faire rapidement son chemin dans tous les pays, de telle sorte qu’à Naples comme à Saint-Pétersbourg, à Glasgow et à Prague,