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romanciers des époques suivantes : tel, en premier lieu, le célèbre Pèlerinage de Bunyan (1678), mêlant à de pieuses allégories la plus minutieuse peinture des mœurs rustiques anglaises ; telles les biographies et les autobiographies, mises à la mode vers 1640 par Isaac Walton ; telles surtout les « correspondances » romanesques, que fit naître, en énorme quantité, la traduction anglaise des Lettres Portugaises (1678) ; sans compter que, de tous les genres d’alors, le plus estimé était le portrait, le « caractère, » à la façon dont l’entendaient les Steele et les Addison dans leur Spectateur, c’est-à-dire bien plus développé, bien plus concret, bien plus proche déjà du roman que les portraits de La Bruyère qui lui avaient d’abord servi de modèle. « Quand ils conduisaient sir Roger de Coverley à l’Abbaye de Westminster, au théâtre, au Vauxhall, à la campagne, au tribunal, quand ils nous racontaient sa mort, Addison et Steele non seulement créaient un des caractères les mieux définis qui soient dans notre littérature : ils transformaient encore le « caractère, » en un petit roman de la vie anglaise. Du Spectateur, le « caractère, » avec ses types et le détail de son observation, passa tout droit dans le roman, et en devint une des parties essentielles. »

Telles étaient les circonstances parmi lesquelles Defoe, en 1719, conçut le projet de transformer en (roman picaresque l’aventure d’un certain Selkirk, dont le récit venait d’être publié par Steele dans son Englishman. Et le fait est que, au double point de vue de l’intention et de la composition, Robinson Crusoé est un roman picaresque, directement issu du Gueux Anglais de Head et Kirkman : mais le génie de l’auteur a suffi pour en faire une œuvre entièrement nouvelle.


Au contraire des romanciers picaresques, qui ne se souciaient pas d’être crus de leur lecteur, Defoe s’est avant tout proposé de prêter à son récit toutes les apparences de la vérité. Il a pris, pour y parvenir, celle des formes de narration qui, de son temps, produisait au plus haut point l’illusion de la vérité, la forme des mémoires, entremêlés de citations d’un journal intime. Il a soigneusement déclaré, dans sa préface, qu’il s’était borné à transcrire un manuscrit qu’on lui avait confié. Il a commencé son récit, de la façon la plus familière, en esquissant la jeunesse d’un gueux qui s’enfuit sur mer : puis, quand il a amené son héros dans l’Ile du Désespoir, au lieu de l’envoyer en quête d’aventures excitantes, il nous a offert une description précise et minutieuse des expédiens imaginés par Crusoé pour se nourrir, se vêtir, et se mettre à l’aise. Adressant son livre aux Anglais de la classe moyenne, il n’a rien négligé pour leur être agréable : il leur a affirmé que leur condition de vie était, entre toutes, celle qui conduisait le plus sûrement au bonheur ; il a flatté leur vanité, et complaisamment exprimé toutes leurs opinions. Enfin il a fait de son Robinson une œuvre de prédication morale, dans le) genre de