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ce Pèlerinage de Bunyan que, plus encore que le Gueux Anglais, il a pris pour modèle. « Sois patient, sois industrieux, sois honnête, — a-t-il dit au bourgeois anglais, — et tu finiras sûrement par être récompensé de ta peine.» En un mot, Defoe a humanisé l’aventure : depuis Swift jusqu’à Stevenson, toute une série de romanciers va continuer son œuvre.


Ce que Defoe avait fait pour le roman picaresque, un autre grand écrivain, Richardson, le fit vingt ans plus tard pour le roman d’aventures chevaleresques et galantes. Paméla (1740), Clarisse Harlowe (1747), Grandisson (1753), ces trois énormes romans sous forme de lettres dérivent manifestement de l’Argenis de Barclay et de la Princesse de Clèves ; ils dériveraient aussi de Marianne, si l’on n’avait de bonnes raisons de croire que Richardson, quand il les a écrits, ne connaissait point le roman de Marivaux. Ils ont surtout pour objet, comme les romans français, de décrire la passion, en de longues analyses pleines de nuances subtiles. Mais, plus encore que Robinson Crusoé différait du Gueux Anglais, Paméla et Clarisse Harlowe se trouvent différer, enfin de compte, des romans héroïques dont ils sont inspirés, On n’y rencontre plus ni descriptions de palais, ni aventures sur terre et sur mer, ni combats, ni tremblemens de terre, ni enchantemens. Richardson a éliminé du roman tout l’accessoire, réduisant l’intrigue elle-même aux proportions d’un cadre pour son analyse des sentimens de cœur. Et, là même, sa psychologie est déjà toute réaliste : « à la casuistique amoureuse de l’ancien roman il donne une base réelle prise dans la vie réelle. » Nombreux sont, en revanche, les emprunts qu’il fait à d’autres genres, depuis celui des Lettres Portugaises jusqu’à celui des comédies de Steele : sans compter que l’analyse psychologique est à ses yeux inséparable de la prédication morale, et que chacun de ses romans se double d’un sermon. Grâce à lui, le roman héroïque français se (transforme en un genre nouveau, foncièrement anglais, et qui va bientôt, à son tour, créer un courant nouveau dans le roman français.

En Angleterre, le succès des romans de Richardson est énorme : mais leur influence ne tarde pas à être arrêtée par celle des romans de Fielding. Deux ans après Paméla, en 1742, Fielding fait paraître un roman imité de Cervantes et surtout de Lesage, Joseph Andrews, et expressément destiné à ridiculiser la sensiblerie de l’œuvre de Richardson. L’année suivante, un second roman, Jonathan Wild, affirme encore la réaction du réalisme picaresque. Et Tom Jones même, le chef-d’œuvre de Fielding, est essentiellement un roman picaresque, et son objet est essentiellement d’opposer à l’idéalisme sentimental de