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cela est chez lui relevé, tempéré, orné de poésie. Son coquin a de bons côtés, et obtient à la fin son pardon ; sa scène de séduction n’est qu’un orage d’été, vite passé, et ne laisse point derrière elle d’incurables souffrances. Moins réfléchies que Paméla, moins brillantes que la Sophie de Fielding, ses héroïnes, Olivia et Sophia, sont à la fois de petites fleurs printanières et les jeunes campagnardes les plus réelles qui aient, jusqu’à Goldsmith, paru dans un roman. Et de même son héros, le docteur Primrose, moins savant et moins excentrique que le pasteur Adams de Fielding, est tout ensemble un type poétique et une très exacte représentation du vicaire de village. Pendant que Sterne éloignait le roman de la réalité pour le perdre dans une nuageuse atmosphère d’humour, Goldsmith le rapprochait du sol, le rendait plus simple et plus familier. Mais il le faisait en poète ; et son roman, comparé à ceux de Fielding, est proprement un poème en prose. Ce n’est point à Fielding qu’on doit le rattacher, mais aux vieux conteurs du temps d’Elisabeth. Goldsmith y fait revivre l’âge d’or, non plus en Arcadie, où nous transportait Thomas Lodge, mais quelque part en Angleterre ; il emploie son imagination à idéaliser le monde, mais le monde réel, et non plus le monde conventionnel des poètes antérieurs. »


Le Vicaire de Wakefield parut en 1766, Humphry Clinker, le dernier roman de Smollett, en 1771 : Waverley a été publié en 1814. Entre la fin du roman classique et le début du roman moderne s’étend ainsi un espace de près d’un demi-siècle, un espace que nous serions enclins à croire vide, et qui l’est, en effet, si nous le considérons au point de vue de la valeur et de la durée des romans qu’il a produits. Mais à un autre point de vue, cet espace a été un des plus féconds et des plus précieux de toute l’histoire de la littérature anglaise ; et les chapitres que lui consacre M. Cross sont peut-être, de tout son livre, la partie la mieux faite pour nous intéresser. Nous y voyons naître, se développer, se transformer, cinq ou six variétés du roman qui toutes finissent bientôt par périr, faute d’écrivains de talent pour les perpétuer, mais qui toutes, avant de périr, laissent une trace, et qui toutes préparent les voies au roman nouveau. Depuis Walter Scott jusqu’à Stevenson, en passant par Bulwer, Dickens, Thackeray, George Eliot et les sœurs Brontë, l’Angleterre n’a pas eu au XIXe siècle un seul romancier à qui l’on ne puisse trouver un prototype et un précurseur parmi les écrivains à jamais oubliés de cette obscure période de la fin du XVIIIe siècle. C’est pendant cette période que s’est élaboré le roman anglais du XIXe siècle ; et rien n’est curieux comme d’assister,