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les choses sans gouverner les personnes, les choses ne sont pas suspendues en l’air, sans rapport avec les personnes, et c’est sur celles-ci, en définitive, que viendra s’exercer la surveillance collectiviste. Le gouvernement fût-il supprimé, toute administration aura toujours besoin de contrôle et de critique : c’est ce qui justifie la liberté de la presse et de l’imprimerie. Mais, le jour où ce sera l’administration même qui imprimera, éditera les livres ou journaux, croit-on que les censeurs pousseront le dévouement humanitaire jusqu’à provoquer eux-mêmes leur propre censure ? La société collectiviste invitera-t-elle ses adversaires à réfuter, s’ils le peuvent, le collectivisme ?

En somme, si la science, la littérature et l’art ont deux côtés éminemment sociaux, — celui des principes, qui sont entrés dans le domaine commun et devenus propriété sociale, celui des applications, qui sont également sociales, — il n’en reste pas moins vrai que la science elle-même est l’harmonie d’un esprit individuel avec la vérité universelle ; qu’elle naît chez des individus, se développe chez des individus et par des individus, quelque associés que soient leurs efforts ; que ses grandes conquêtes, enfin, sont des victoires individuelles où le génie des Newton, des Laplace, des Ampère se montre aussi personnel, aussi incommunicable, aussi original et sut generis que le génie d’un ? Napoléon. La réglementation de la science, des lettres et des arts est impossible : l’esprit souffle où il veut[1].

Le caractère essentiel des associations mêmes entre savans ou des associations entre savans et industriels, c’est d’être absolument spontanées, c’est d’échapper à toute réglementation au nom de l’Etat ou au nom de la société. L’industriel peut bien demander des recherches au savant et en espérer des découvertes ; il ne peut pas commander une découverte déterminée à une heure déterminée et pour un prix déterminé. Chaque savant travaille comme il peut. Tout collectivisme autoritaire qui voudrait organiser

  1. Comment ne pas éprouver de l’inquiétude quand un socialiste aussi savant que M. Andler termine son livre sur les Origines du socialisme d’État en Allemagne par cette perspective médiocrement rassurante : « Les sociétés décideront elles-mêmes du degré de civilisation intellectuelle ou matérielle qu’elles voudront se donner, par l’évaluation grande ou petite qu’elles feront des choses de l’esprit ou des produits économiques ? » — D’autant plus que M. Andler ajoute : « Il se peut que, dans les délibérations à ce sujet, on ne puisse jamais s’entendre, et que les majorités oppriment une élite. » — Ne serait-il pas, dès lors, plus prudent de laisser les élites libres et de ne pas remettre les décisions concernant la science à une collectivité nécessairement ignorante ?