Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/396

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Duclos et Condillac, puis une géographie élémentaire précédée de dialogues écrits par Mme de Barante. C’était le temps où Jean-Jacques venait de remettre en honneur l’éducation des enfans par les parens, où des femmes de qualité se faisaient apporter leurs nourrissons au théâtre, essayant une conciliation bizarre entre le devoir et le plaisir. Mais les Barante n’avaient pas besoin des leçons du philosophe. Nombreuses étaient les familles où s’épanouissaient de fortes et simples vertus, avec une intelligence très éprise des problèmes de la pensée. On a dit de nos jours que la France honnête habite au quatrième étage ; sous l’ancien régime, cette France honnête habitait la province, ou plutôt elle était partout, sauf dans une partie du monde de Versailles, de la noblesse de cour, et dans quelques salons parisiens ; ceux-là vivent dans un tourbillon de corruption, et malheureusement ce sont les seuls qui occupent les gazettes et les mémoires.

Les qualités précoces de Prosper de Barante étaient en quelque sorte l’aboutissement d’un travail séculaire, son esprit résumait l’esprit de ses aïeux, les circonstances allaient lui donner tout son prix. A douze ans, il commence à lire dans le grand livre du monde, et quel apprentissage ! Son père, arrêté comme suspect, ses biens placés sous séquestre ; sa mère, souffrante encore, partant pour Paris avec un nouveau-né et une femme de chambre, obtenant à force de persévérance la mise en liberté de son mari, tandis que, affublé d’un bonnet aux trois couleurs, l’enfant se présentait tous les jours à la prison de Thiers, cachant dans un artichaut les billets qu’on le chargeait de remettre au détenu. Et puis le 9 Thermidor, les commissaires de la Convention en Auvergne, la pension de M. Lemoinne à Paris, un professeur qui fait à ses élèves des cours de civisme et de libre pensée, la préparation à l’École Polytechnique, la société de M. Mérard de Saint-Just, de Mme Creuzé de Lesser, où les séances des Athénées, les pièces de théâtre formaient le fond habituel de la causerie. Prosper de Barante aima toujours les salons : il en fut aimé autant qu’il les aimait, y trouva les plus grands succès d’amitié émue, d’amitié passionnée, et d’amitié sans épithète.

À cette époque, c’est-à-dire peu après le 18 Fructidor, il semblait qu’on eût vécu des siècles en huit ans ; le passé disparaissait dans un brouillard épais formé par la fumée des événemens formidables qui avaient marqué chaque mois, chaque semaine, presque chaque jour. A l’intérieur, la Vendée était vaincue, quelques