Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/447

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses voiles que dans nos rêves. Elle a été vendue à l’encan ou débitée comme bois à feu. Pour nos jeunes gens, ceux d’entre eux qui naviguent encore se vouent au service de l’Etat, de sorte qu’ils s’en vont pour jamais. Rarement ils nous reviennent. Ils se font leurs habitudes dans les ports où ils sont attachés, épousent des Brestoises, voire des Toulonnaises. Et, pendant ce temps, nos jeunes filles, condamnées à une vie sans amour, réduites à pleurer leur beauté inutile, fredonnent désespérément le long des grèves, ce refrain qui fit danser leurs aïeules :


Goélands, Goélands,
Ramenez-nous nos amans !


Quand l’îloise se lève pour me reconduire, il me semble qu’en ses longs vêtemens noirs, c’est tout le passé de sa race dont elle porte le deuil. Pour dissiper l’impression de mélancolie que m’ont produite ses paroles, ce n’est pas trop de la lumière et de l’allégresse du dehors.

Au pied d’un moulin à vent, crénelé comme un donjon, et qui emplit la lande du froissement sonore de ses toiles, un « farinier » couché dans l’herbe m’indique du doigt la direction suivie par mes compagnons. Je les rejoins à temps pour visiter avec eux l’enceinte celtique de Kergonan. En nulle autre région peut-être, pas même à Carnac, au tomber du crépuscule, je n’ai été touché davantage de la muette éloquence de ces vieilles pierres sacrées. Elles forment ici un cercle imposant, ont vraiment l’air, sur ce haut lieu, d’une assemblée d’idoles barbares, figées là dans un conciliabule éternel. Il ne m’étonne point qu’on les ait entendues, comme on le raconte, deviser entre elles, à la lune, d’événemens plus anciens que les âges et se donner les unes aux autres des noms qu’il n’y a pas de mémoire humaine à pouvoir retenir. S’il prenait jamais fantaisie aux Bretons armoricains de restaurer chez eux les tournois bardiques, à l’exemple de leurs congénères de Galles, ils ne seraient pas, comme ceux-ci, dans la nécessité de créer une lice de menhirs artificiels : le cromlech de l’Ile aux Moines leur fournirait un incomparable, un authentique « champ de Gorsedd. »

Au moment où nous y pénétrons, la barbe de lierre d’un des menhirs se soulève et nous découvre, accroupi sur le sol, un informe tronçon d’humanité dont on dirait plutôt, à première vue, quelque crapaud monstrueux, contemporain de l’érection du cromlech.