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De telles arrière-pensées eussent paru grotesques en 1862. Nul ne les soupçonna, et un peu partout, chez Thiers comme à la Cour, il fut admis que la France avait un ami dans le futur ministre prussien. Il avait gagné le monde officiel par ses railleries sur les libéraux, son dédain pour leur système parlementaire, sa résolution hautement annoncée, s’il arrivait aux affaires, de réduire l’assemblée rebelle à son roi, de résister aux injonctions factieuses du corps électoral, et, à la rigueur, de gouverner par décrets, sans budget voté. On l’admirait, on l’encourageait, on brûlait d’apprendre son avènement. On y voyait une bonne fortune pour la consolidation du régime de 1852, battu en brèche par l’opinion publique et déjà démantelé.

Tandis que les Anglais, aveuglés par leurs soupçons chimériques, regardaient l’Empereur sans le pénétrer et s’obstinaient à voir en lui l’homme de rapine prêt à fondre sur le Rhin, les Allemands, à première vue, démêlèrent vite qu’ils n’avaient pas à leurs flancs un conquérant en arrêt et que la bonté et l’idéalité constituaient les traits principaux du caractère de leur puissant voisin : « Un sourire avenant, bon même, éclaire sa physionomie, avait écrit Moltke de Compiègne ; la plupart du temps, lorsqu’il est assis, il demeure tranquille, la tête inclinée d’un côté. Les circonstances ont montré que sa tranquillité n’est pas de l’apathie, mais bien le produit d’un esprit supérieur et d’une forte volonté. Dans un salon, il conserve un aspect imposant ; non qu’il veuille en faire parade : cependant sa conversation semble toujours empreinte d’une certaine timidité. Il a toujours fait preuve de modération et de douceur. »

A. son tour, Bismarck jugea qu’on accordait trop à son esprit, pas assez à son cœur et qu’il était meilleur et pas si habile qu’on le croyait. Il se prononça durement sur son gouvernement. Un conseiller de l’ambassade russe, d’Oubril, lui demanda, en banalité de conversation : « Êtes-vous content ? — Oui, très content, répondit-il, j’ai vu ce que je voulais voir : de loin c’est quelque chose et de près ce n’est rien. » Il répétait de la France ce qu’il avait dit de la Russie, Nitchevo. — A d’autres, il racontait : « J’ai rencontré deux femmes amusantes, l’Impératrice, la plus belle femme que je connaisse, et la Walewska, mais pas un homme. » Quant à la nation en général, son jugement fut encore plus significatif dans son insolente raillerie : » Il y a dans le caractère français une crédulité