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malaise qu’il décrit, les causes profondes qui l’expliquent et l’excuseraient, s’il en était besoin. Il appartenait à une époque où l’on tenait partout pour un axiome que l’homme a sa place fixée d’avance dans la société, que les uns sont nés pour commander, les autres pour obéir, et que c’est une révolte coupable de regarder plus haut que soi. Nous n’en sommes plus là ; nous avons fait aussi quelques progrès dans la connaissance du cœur humain, et nous reléguerions volontiers la théorie de l’illustre chancelier à côté de celle du non moins illustre philosophe Descartes sur l’animal-machine ou sur les tourbillons.

L’immigration urbaine s’est effectuée le plus ordinairement par le bas, dans les couches inférieures de la population citadine. En vertu de la loi de l’ascension professionnelle, il s’y creusait des vides, et c’étaient les campagnards qui venaient le plus souvent les combler. Certains emplois, tels que ceux de gens de maison, leur étaient en quelque sorte dévolus. Ils fournissaient en outre des artisans, des employés des deux sexes, les catégories de fonctionnaires les plus humbles. Exceptionnellement, des fils et des filles d’agriculteurs aisés, ou des sujets favorisés par leurs capacités ou par les circonstances, parvenaient à des positions plus relevées dans le commerce, l’industrie, l’enseignement, ou même les carrières libérales. C’était ainsi une continuelle infiltration des campagnes dans les villes. Et, comme les petits ruisseaux, on s’ajoutant, forment les rivières, ce déplacement de population ne pouvait manquer, à la longue, de produire son effet.

Cependant il est permis d’affirmer que, jusqu’à une époque peu éloignée de nous, puisqu’elle ne remonte guère qu’à trente ou quarante ans, les villes ne drainaient pas les campagnes d’une manière menaçante. Bien qu’ils en subissent en général l’attraction, les agriculteurs, pris en leur ensemble, restaient au village. Les temps étaient, en somme, bons pour eux ; ils gagnaient largement leur vie, et les carrières urbaines qui auraient été propres à les tenter n’abondaient pas. Ils continuaient donc la tradition représentée derrière eux par une longue chaîne d’ancêtres[1]. D’une manière générale, jusque vers le milieu de ce

  1. Pour prévenir tout malentendu, nous ferons remarquer que noud n’embrassons dans cette généralisation que les rentrées de l’ancien monde. Dans les pays nouveaux tels que les États-Unis et l’Australie, on avait vu déjà, alors que rien d’exceptionnel ne se passait encore chez nous, surgir des cités géantes en plein désert, semblables à ces champignons qui sortent du sol en une nuit : Chicago, Sidney, Melbourne, etc. Mais ce phénomène tenait à des causes particulières. En Europe, il était demeuré presque inconnu. Il ne s’y était manifesté que dans des cas fort rares, et encore sans présenter jamais une pareille allure de prodige.