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menace de rompre, et affirme qu’il n’a laissé passer que deux postes, et non trois. Ou bien encore il énumère à la jeune femme tous les sacrifices qu’il a faits pour elle. « J’ai repoussé le riche mariage qu’on m’a proposé. J’ai aussi refusé de rester en Suède, bien que ce fût le seul moyen de sauver ma fortune. On m’a assuré que, si j’étais rentré, le roi de Suède m’aurait offert un régiment avec le titre de général. Voilà tout ce que j’ai sacrifié ! Et qu’ai-je reçu en échange ? »

Peut-être n’avait-il pas encore, à ce moment, « reçu en échange » la seule faveur qu’il convoitait ; mais il la reçut certainement dès son retour à Hanovre : « La nuit dernière, — écrit-il le 9 novembre 1692, — a fait de moi l’homme le plus heureux et le plus satisfait du monde. Vos baisers m’ont prouvé votre tendresse et je ne doute plus de votre amour pour moi. » C’est vers le même temps qu’il renoue son ancienne relation avec la comtesse Platen. Sophie-Dorothée la lui reproche : il avoue quelques entretiens, un échange de complimens ; et de nouveau il s’avise de paraître jaloux, accusant sa maîtresse de le tromper avec son beau-frère, à qui elle n’a pas dit un mot depuis plus d’un an. Mais au reste il se sent désormais si sûr de sa conquête qu’il prend de moins en moins la peine de se disculper. Ce qu’il veut, c’est que Sophie-Dorothée obtienne de ses parens, qui sont fort riches, une pension lui permettant de vivre avec éclat auprès de quelque cour étrangère : car il sent que sa propre situation à Hanovre devient de plus en plus difficile, il se voit presque entièrement ruiné par ses dettes de jeu, et n’rêve d’émigrer dans un pays où il puisse se faire gloire de sa princière conquête, sans risquer pour cela de mourir de faim.

« Je suis ravi d’apprendre, — écrit-il à Sophie-Dorothée le 17 juin 1693, — que votre père commence à vous écouter : avec l’aide de votre mère, peut-être pourrez-vous réussir dans votre projet, à la condition que vos efforts ne se relâchent point. N’oubliez pas que c’est l’unique moyen pour nous de devenir heureux !... Si vos parens vous promettent quelque chose de substantiel, consentez à écrire tout ce qu’ils voudront ; mais gardez-vous d’être jouée par eux ! » Quelques jours plus tard : « Votre mère, me dites-vous, a promis de vous donner deux mille couronnes. Je crains que ce ne soit beaucoup trop peu pour ce que nous voulons. Mais peut-être le ciel fera-t-il que votre père, lui aussi, consente à vous écouter ! » Le 2 juillet, Kœnigsmarck perd courage : « Je suis désolé d’apprendre que votre mère s’est querellée avec votre père au sujet du bâtard. On devine sans peine qui des deux est le plus faible, et je crains que nous n’ayons rien à espérer. Vous serez forcée de vous consacrer plus étroitement que jamais à votre mari, et