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que vous pourrez prendre à de nouvelles conquêtes, vous ne cessiez point de regretter l’amour et la tendresse que je vous ai montrés. Je vous aime plus qu’une femme n’a jamais aimé un homme. Mais je vous répète trop souvent les mêmes choses, vous devez en être fatigué. Ne vous en fâchez pas, je vous en supplie, ne m’ôtez pas la triste consolation de pouvoir me plaindre de votre dureté ! Je n’ai pas reçu un seul mot de vous : tout conspire à m’accabler. Peut-être, en plus du malheur de n’être plus aimée de vous, suis-je à la veille d’être définitivement perdue ? C’est trop pour moi, d’un seul coup : je n’y survivrai pas ! Adieu, je vous pardonne tout ce que vous me faites souffrir !


Oui, elle « était née pour aimer » l’homme grossier et dur qui la faisait souffrir ! Et M. Wilkins a raison d’évoquer, à propos de son aventure, l’immortel souvenir de Tristan et d’Isolde. Comme l’héroïne du drame de Wagner, la princesse de Hanovre nous apparaît victime d’un sortilège fatal qui, peu à peu, lui ôte toute force de résister et de se défendre. Mariée à un butor qui la déteste, entourée d’ennemis qui s’acharnent à l’humilier et à la tourmenter, longtemps elle n’a de pensée que pour son devoir : mais, du jour où Kœnigsmarck lui écrit pour la première fois, on sent qu’elle ne va plus cesser de lui appartenir. Elle-même le sent, avec un mélange d’épouvante et de ravissement. Et de jour en jour elle s’abandonne davantage à la passion qui s’est emparée d’elle, de jour en jour ses lettres nous la font voir plus tendre, plus humble, plus docile, plus aveuglément résignée à subir la brutale domination de son infidèle et cruel ami ; jusqu’à ce qu’enfin, comme Isolde, elle oublie, à force d’amour, tout le reste du monde, et s’expose, presque volontairement, aux pires dangers. Avec cela, toujours timide et douce, restant jusqu’à la fin « l’enfant » que Kœnigsmarck lui reproche d’être. Ses lettres, même dans la traduction anglaise, ont un charme, une grâce, un parfum délicieux. Puisse-t-on nous en offrir bientôt le texte français, de façon à nous rendre familière, dans son relief vivant, l’aimable et tragique figure de Sophie-Dorothée !


T. DE WYZEWA.