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qu’on ne pouvait mentionner devant lui le nom d’une ville sans qu’il en pût tout de suite indiquer la position sur la carte, ni celui d’un de ses contemporains un peu connu sans qu’il pût rappeler ses actes et définir son caractère, ni un incident de quelque importance sans qu’il en pût fixer la date : c’était vraiment, comme on l’a justement qualifié, le sage héros d’Homère,


Qui mores hominum multorum vidit et urbes.


De cette étude comparative à laquelle il s’était livré, et qui s’étendait à toutes les régions politiques et sociales des pays où il avait séjourné, était résultée pour lui la conviction que, de toutes les nations ennemies et victorieuses de la France en 1814, l’Angleterre était la seule qui se fût affranchie elle-même et eût dégagé son gouvernement de l’esprit de la coalition dont les traités de Vienne étaient l’œuvre, la seule par conséquent qui n’eût pas contre la nouvelle royauté française qu’il allait fonder une hostilité de principe tenant à sa nature et à son origine. Chez toutes les autres, quel que fût, soit le sentiment intime des populations, soit l’humeur personnelle des souverains, subsistait, contre l’événement de 1830, un fond de rancune et de méfiance qui les tenait en accord secret sur un état de défensive inquiète toujours prête, au moindre incident malheureux ou mal compris, à se transformer en agression. Si ce n’étaient pas encore des ennemis, c’étaient toujours des adversaires.

Dans une telle situation, dont le temps seul pouvait améliorer le fâcheux isolement, se rapprocher au moins momentanément de l’Angleterre était une affaire, non de choix, mais de nécessité. Car c’était là seulement qu’on ne se heurtait pas contre une malveillance préconçue, et qu’on pouvait espérer cette communauté sincère d’action qui, ne fût-ce que sur un point et un sujet déterminés, est la condition nécessaire de toute entente. Mais si le cabinet britannique n’était pas prévenu contre le nouvel état de la France par le même préjugé que les autres cours, les deux nations anglaise et française n’en étaient pas moins séparées par d’anciennes rivalités, qui, poursuivies pendant des siècles, sur les théâtres les plus divers de l’Europe et même du globe, avaient laissé une tradition d’inimitié héréditaire et de souvenirs passionnés. Possible, au point de vue des principes, puisqu’ils étaient devenus communs entre les deux sociétés, une alliance avec l’Angleterre devait toujours être traversée en pratique par des