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les premières lignes de ses Mémoires, que ses parens, malgré leur peu de fortune, étaient en position de prétendre à tout. Pour acquérir le prestige dont effectivement il a joui, il avait fallu joindre à l’avantage de la naissance des titres, des dignités, une opulence même qui provenaient d’une autre source. De là une grandeur qu’on pouvait appeler d’ordre composite, tenant à la fois de l’ancien et du nouveau régime, et qui lui permettait, en rappelant les traditions du passé, de ménager pourtant les susceptibilités légitimes de la France moderne et même de caresser ces vanités bourgeoises dont plaisantait Molière et qui n’avaient pas toutes disparu avec les distinctions sociales qui y donnaient lieu. Il n’y avait aucun des incidens de son existence qui ne rappelât à la fois ces traits si divers d’une carrière sans pareille. Quand on voyait, par exemple, sortir de cet hôtel de la rue Saint-Florentin (où s’était accomplie la Restauration) un lourd carrosse de forme surannée, qui avait l’air d’être tiré des remises de Versailles, on vous disait à l’oreille (était-ce un conte ?) que le vieux cocher qui le conduisait, coiffé d’une perruque poudrée et à queue, était le même qui avait mené l’évêque d’Autun au Champ de Mars pour y célébrer la messe de la Fédération en 1792. Lui-même était presque le seul de sa génération qui eût gardé cette habitude de se faire poudrer et de laisser des visiteurs assister à cette opération de toilette qui était assez longue. C’était l’heure où il recevait les gens d’affaires, les écrivains, les nouvellistes, les journalistes de l’opposition, et au nombre des plus assidus à cette espèce de cour, figurait le brillant historien de la Révolution française qui, aidé par sa constante bienveillance, n’allait pas tarder à parvenir aux postes les plus élevés de l’Etat.

Il usa tout de suite très habilement du souvenir de cette double origine pour faire accepter sa nomination par tous les partis qu’au premier moment elle surprenait. Bien que la presse démocratique avancée lui fît un assez froid accueil, et bien qu’au moment de signer, MM. Laffitte et Dupont de l’Eure, sans contester ses mérites, eussent murmuré quelques mots sur la crainte que le choix ne fût pas populaire, il sut tout de suite imposer silence à ces répugnances, d’ailleurs assez peu pressées de s’exprimer, en acceptant de bonne grâce à dîner le jour même chez M. Laffitte. Le financier fut heureux de le recevoir dans son fastueux hôtel et au milieu de son luxe de parvenu ; à table, il le remercia assez haut pour être entendu de tout le monde, de la justice qu’il lui