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n’était pas propre à inspirer confiance aux gouvernemens étrangers. D’autre part, je n’ignorais pas que c’était un ministère tory et conservateur qui gouvernait l’Angleterre, et qui, malgré son empressement à reconnaître notre révolution, n’avait pu la voir d’un œil bien favorable. C’étaient là les réflexions qui assiégeaient mon esprit en traversant la belle Angleterre si riche et si paisible. Elles n’ébranlèrent ni ma résolution, ni mes convictions. »

Ces réflexions rappelleront peut-être aux lecteurs assidus des Mémoires d’Outre-Tombe un passage assez analogue des souvenirs de Chateaubriand. Emigré comme Talleyrand en 1793, Chateaubriand y revenait en 1822 comme ambassadeur de Louis XVIII, et il employait les loisirs que lui laissait sa haute fonction à raconter les misères de sa jeunesse. A un moment du récit, la plume semble lui échapper de la main, il s’arrête : « J’ai interrompu mes Mémoires, dit-il, pour donner une fête en l’honneur de l’anniversaire de l’entrée du roi à Paris. Cette fête m’a coûté quarante mille francs ; les princes et les princesses de l’empire britannique, les ambassadeurs, les étrangers de distinction ont rempli mes salons magnifiquement ornés. Ma table étincelait de cristaux de Londres et de porcelaines de Sèvres : ce qu’il y a de plus délicat en mets et en fleurs y abondait. M. le Comte d’Artois, qui m’a fait faire compliment de ma somptuosité, ne savait pas en 1793 qu’il existait un futur ministre qui était juché au-dessus d’un cimetière pour péché de fidélité. » Je me trompe peut-être, mais il me semble que, pour cette unique fois, en fait d’élévation de sentiment et de gravité de ton, le politique a l’avantage sur le poète.

L’accueil qui attendait M. de Talleyrand ne fut pas de nature à ébranler sa confiance dans le succès de la mission dont il ne se dissimulait pas les difficultés. Le mouvement libéral des premiers jours subsistait encore, et ce fut avec les cris de : Talleyrand for ever ! que sa voiture à quatre chevaux, couverts de bandelettes tricolores, traversa les rues de la ville pour s’arrêter à l’ambassade. Mais dans le monde aristocratique qui entourait les ministres et qui alors, plus encore qu’aujourd’hui, avait part à l’action politique, le choix fait par la France avait été accueilli avec autant de surprise que de soulagement. On se serait résigné à voir arriver, non sans humeur, un de ces révolutionnaires assagis, Siéyès, Ginguené ou Garat, que le Directoire, dans ses rares jours de bon sens, avait envoyés à Vienne et à Berlin, et dont il aurait fallu souffrir