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lisait pas le pauvre et terne Bulletin officiel que publiait le Grand-Orient ; on étudiait le Monde maçonnique, de Favre et Gaubet, la Chaîne d’Union, d’Hubert, la Ruche maçonnique, et plus tard l’Action maçonnique, de Redon, le Journal des Initiés : toutes publications qui, à des degrés divers, se complaisaient en des rêves d’unification universelle. Ainsi se formait l’esprit des loges. A Amiens, on mettait à l’étude cette question : « Comment réagir contre l’idée de guerre ? » A Dôle, à Saint-Jean-d’Angely, on voulait transformer la terre, définitivement nivelée, en un « val d’amour, » en un « vaste atelier ; » une loge de Paris réclamait « que le Champ-de-Mars fût converti aux fêtes de l’équerre et du compas ; » Boutteville, professeur à Sainte-Barbe, proclamait que la maçonnerie devait construire le temple symbolique de la République universelle ; M. Rouvier, membre d’une loge marseillaise, s’occupait à disposer, au nom de la solidarité des peuples, quelques matériaux de cet énigmatique édifice ; et un autre frère, Abd-el-Kader, accueillant à Amboise des délégations maçonniques, les mettait en joie en leur affirmant que le jour où la maçonnerie, « la première institution du monde, « serait répandue dans l’univers, « tous les peuples vivraient dans la paix et la fraternité. »

On recouvrait ces augures, parfois, d’une profusion d’images, somptueuses, mais opaques, qui déconcertaient les curiosités trop impatientes. La maçonnerie écossaise ordonnait, en une circulaire, de « faire comme les anges de Milton » et de « puiser dans des vases, au foyer de tous les peuples, des lumières nouvelles ; » et la brise marine qui venait de la Martinique conviait les Frères de France, au nom des Frères de là-bas, à « jeter dans le creuset de la sagesse toutes les idées en lutte, afin qu’un jour les banquets des fêtes solsticiales devinssent un banquet universel. » — « La franc-maçonnerie est une, écrivait le Journal des Initiés, parce qu’elle est fondée sur l’unité divine. Elle ne forme qu’une seule grande loge, dite de Janus ou de Saint-Jean vulgairement, c’est-à-dire loge universelle, qui s’étend de l’Orient à l’Occident, afin de symboliser l’univers même animé par Dieu seul. Notre loge particulière n’est qu’une dépendance de la grande loge symbolique de l’univers. » Mesurez l’effet de cette phraséologie sur un cerveau de petite ville : on était Dolois, ou bien Mussipontain, et soudain, on devient « universel, » et l’on lit dans un journal cette séduisante interpellation : « Maçon, citoyen du monde,