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encore que peu de chose, que toutes les soi-disant « conquêtes » de notre civilisation n'ont d'effet que de nous appauvrir, et que l'homme ne doit point espérer de vaincre la nature, mais doit, au contraire, se soumettre à elle avec résignation. Et c'est aussi ce que nous enseigne l’Amour et M. Lewisham, tout en nous émouvant par le gracieux spectacle, sans cesse varié, de deux jeunes cœurs entraînés l'un vers l'autre.

À la dernière page du roman, M. Lewisham, décidément revenu de ses illusions, s'amuse à rehre les vieilles feuilles où il inscrivait ses rêves d'avenir. Aucun de ces rêves ne s'est réaUsé. Le jeune homme n'a connu ni la gloire, ni la fortune ; le mariage même ne lui a pas apporté toutes les satisfactions qu'il en attendait. Mais, en fin de compte, il se sent heureux. Il vit. Il aime sa femme et sa femme l'aime. Il règle ses désirs sur les moyens qu'il a de les réaliser. Et ni des choses ni des hommes il n'espère plus que ce qu'ils peuvent lui offrir.


« Et cependant, songea-t-il, c'est presque comme si la vie m'avait joué un tour ! Me donner si peu, après m'avoir tant promis !

« Bah ! Ma carrière ! Mais j'ai eu une carrière, et je vais en avoir une plus importante encore, quand sera né l'enfant qui doit naître. Père ! Pourquoi désirerais-je quelque chose de plus ?…

« Oui, c'est cela, la vie ! Cela seul est la vie ! Pour cela seul nous sommes nés ! Et toutes ces autres choses…, toutes ces autres choses…, elles ne sont rien qu'une sorte de jeu !…

« Un jeu ! »

Il jeta de nouveau les yeux sur le schéma, qu'il tenait en main pour le déchirer. Et il hésita. La vision se dressa devant lui, une dernière fois, de cette carrière harmonieusement arrangée, de cette suite élégante de travaux et de succès. Alors il serra les lèvres, et, délibérément, il déchira en deux la feuille jaunie. Puis il la plia et la déchira encore, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il eût réduit le schéma en d'innombrables petits morceaux de papier. Il avait l'impression de déchirer, du même coup, tout ce qui restait en lui de son ancien moi.

« Un jeu ! » murmura-t-il de nouveau, après un long silence.


Telle est la philosophie de M.Wells. C'est elle qu'on devine au fond de ses romans scientifiques, et qui donne à quelques-uns d'entre eux une portée que n'ont guère les ouvrages de ce genre. Mais jamais elle ne nous est encore apparue aussi nettement que dans cette simple et charmante histoire d'amour. Et jamais encore M. Wells n'a aussi clairement prouvé qu'il était plus et mieux qu'un « Jules Verne anglais. »

T. de Wyzewa.