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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

mieux, garde des sceaux de 48, avocat de talent, avait usé sa vie dans les luttes oratoires. Ce septuagénaire assumait, avec une enfantine vanité qui l’empêchait d’en sentir le poids, l’effrayante charge de six ministères. Il s’était, faute de place, installé avec sa tribu dans les appartemens du coadjuteur, à l’archevêché. Grâce à l’aménité de Mgr  Guibert, Israël et le Christ fraternisaient. La fidèle Mme  Crémieux prenait part discrète au conseil, donnait de sages indications. Bientôt, au grand désappointement de Crémieux, surgit Glais-Bizoin. Point de mission définie. Tel on le vit descendre à l’hôtel de Londres, coiffé d’un vaste chapeau gris à longs poils, vieux parlementaire n’ayant jamais fait qu’interrompre les ministres à la tribune, vieux garçon sans tenue et sans autorité, au demeurant animé des meilleures intentions, tel on le vit, les jours suivans, errant d’une administration à l’autre, prodiguant ses audiences en plein trottoir, interrogeant à tort et à travers, déblatérant sur ses collègues. Ce triumvir ambulant couchait au Lycée ou à l’Hôtel, mangeait à table d’hôte, siégeait au café du Commerce plus qu’à l’archevêché. L’amiral Fourichon enfin, débarqué en même temps que Glais-Bizoin, dirigeait les ministères de la Guerre et de la Marine. Avec ses vêtemens noirs et sa haute cravate, son collier de barbe soigneusement taillé, sa correction gourmée, l’honorable marin apportait, au milieu de l’immense désorganisation, ces vertus bonnes pour la paix : respect du train-train et culte étroit de la hiérarchie. D’où tiraillemens continus, une bonne volonté à l’entrave. Il venait, après une scène des plus vives, de résigner le ministère de la Guerre, refusant de sanctionner l’arrestation du général Mazure, commandant à Lyon, faite sur l’ordre de Challemel-Lacour, préfet du Rhône. Crémieux, sans embarras, avait ajouté ce nouvel intérim à ses titres nombreux, tandis que Glais-Bizoin, nu comme devant, harcelait d’avis le général Lefort, organisateur en sous-ordre, mais efficace, de la partie militaire.

Elle se débrouillait lentement, pendant que la Délégation s’évertuait de son mieux, et que M. Thiers, ambassadeur officieux, voyageait de cour en cour, cherchant à réchauffer, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Florence, des sympathies refroidies par le malheur. Où étaient les alliances projetées, les promesses de l’Autriche et de l’Italie ? Il n’y avait plus qu’une ligue des neutres, somme toute contre nous.