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avait « une cour » ou, au moins, une « société. » Mais où est aujourd’hui la « cour, » et où la « société ? » Il n’en faut donc pas douter : grâce à l’école primaire, si nous n’y prenons pas garde, c’est l’ « Administration » qui deviendra maîtresse de l’usage, et, en moins de quelques années, sa « syntaxe » et son « orthographe, » en tant qu’officielles et parce qu’officielles, deviendront l’orthographe et la syntaxe de la langue même. Les « commissions d’examen, » comme en Chine, s’en seront emparées, et nous protesterons alors, si nous voulons, mais en vain, et autant en emportera le vent !

C’est ce qu’il y a de grave dans l’arrêté ministériel rendu le 31 juillet 1900 par M. Georges Leygues, sur la proposition du Conseil supérieur de l’Instruction publique. On pensera ce que l’on voudra des « tolérances » qu’il a édictées : Sunt mala, sunt bona quaedam, sunt mediocria plura ! Nous ne les approuvons ni ne les désapprouvons en bloc. Ce serait imiter leur légèreté à tous deux. Mais ces tolérances, et d’autres encore, fussent-elles toutes justifiées, il resterait qu’elles ont été proposées sans droit, par une assemblée qui n’avait aucun titre pour cela ; — que cette assemblée le sait bien, et la preuve en est dans le biais qu’elle a pris de prétendre « qu’elle ne voulait point du tout légiférer en matière de langage,… mais seulement introduire dans les examens une tolérance large et intelligente, » ce qui est se moquer du monde ; — que, s’il y a lieu de « simplifier la syntaxe » ou de « réformer l’orthographe, » il est inadmissible que cette simplification ou cette réforme soient réglées par les exigences de l’école primaire ; — qu’il y a quelque chose de barbare à défigurer ainsi la physionomie de nos textes classiques, pour complaire aux familles de quelques candidats fonctionnaires ; — et qu’enfin l’idée seule de prétendre simplifier systématiquement la syntaxe est le contraire d’une idée libérale, d’une idée scientifique, et d’une idée de progrès, si l’on sait assez qu’en tout ordre de choses, et particulièrement dans les choses naturelles, le progrès se définit par la spécialisation, la différenciation, et la complexité croissantes.

Ferdinand Brunetière.