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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

— Voilà le criminel, dit gaiement le forestier, dont le teint haut en couleur, la barbe épaissie, attestaient la vie au grand air, à parcourir routes et lisières de la forêt de Marchenoir, dont il organisait la défense avec ses gardes. C’était dans un véritable campement de bohémiens, au milieu de francs-tireurs de mauvaise mine, qu’il avait découvert Henri, tout fier de son escapade, voyant la vie et ses compagnons en beau. Le jeune homme ne s’attendait pas à trouver là son père ; son visage offrit un curieux mélange de bravade et de confusion. Mais la façon dont Réal lui dit : « Embrasse ta mère, et ne recommence plus ! » l’indulgence qu’il devinait chez son grand-père et chez le cousin Maurice, l’enthousiasme de ses sœurs eurent vite guéri sa blessure d’amour-propre. Il avait fait acte d’homme. L’orage était passé. La soirée s’écoula dans l’intimité reprise, pareille, eût-on dit, à tant d’autres, presque gaie sous les lampes amicales, à la chaleur des braises croulant dans le foyer ; mais chacun poursuivait au fond de soi sa pensée, espoir insouciant des jeunes, tristesse pacifique des vieux, songerie grave du cousin Maurice, de M. et de Mme Réal, tandis qu’appliquée à sa broderie, les yeux fixes, Marie, silencieuse, tramait du même fil sa douleur et la soie.

À la même heure, ce soir-là, Eugène, sous sa petite tente, grelottait. Une botte de paille pour matelas, sa cantine pour oreiller, blotti dans sa couverture et son manteau, il essayait de dormir. Le froid, qui traversait la toile raide, glaçait sa rêverie. L’exquise figure de sa femme se détachait des autres visages chers, le hantait comme une présence : obsession d’autant plus amère qu’une seconde après il ne sentait que l’absence, le vide. Les courtes minutes de son bonheur, sa jeunesse toute parfumée de Marie, le souvenir de ses actes et de ses pensées, lui semblaient presque le rêve d’un autre, parmi la tumultueuse, l’inexorable réalité. Poussé aux épaules, emporté par une force invincible, il se rendait compte du peu, du rien qu’il était, au milieu de ce formidable déchaînement. Deux grands peuples, la vieille société française, ce qui pour lui représentait la patrie, sol, pierres, traditions, histoire, l’échafaudage du présent et jusqu’aux fondemens du passé, tout était bouleversé par une rafale furieuse. Parens, amis, lui-même s’évanouissaient, atomes imperceptibles, dans cette multitude de Français en armes. Un jeu de